Alexander Kravchuk
La dette publique de l’Ukraine a explosé après des années de guerre, les autorités européennes et le FMI offrant des prêts en échange de « réformes » favorables aux entreprises. Les Ukrainien-nes demandent l’annulation de la dette, afin de favoriser le redressement futur du pays.
De nombreux gouvernements ont annoncé ces derniers mois un soutien financier et militaire à l’Ukraine, qui doit faire face à une invasion russe dévastatrice et à un exode de réfugié-es dont le nombre dépasse déjà largement les cinq millions. Ce recours à l’aide extérieure n’est pas nouveau. Depuis les années 1990, l’économie ukrainienne est très en retard par rapport aux autres anciens pays du bloc de l’Est, et – sous les effets de la crise mondiale, de la pandémie et de la guerre en cours depuis 2014 – elle s’est tournée à plusieurs reprises vers les prêts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Commission européenne.
Pourtant, ces prêts étaient loin de relever du simple altruisme. Le service de la dette est devenu une part toujours plus importante des dépenses publiques, et les prêts étaient également conditionnés à des politiques spécifiques destinées à favoriser un « meilleur environnement commercial » et à réduire l’État providence résiduel. Comme le note Elliot Dolan-Evans sur OpenDemocracy, même l’annonce par la Commission européenne d’une aide de 1,2 milliard d’euros à l’Ukraine le 21 février, juste avant l’invasion, faisait référence à des « mesures de politique structurelle » non spécifiées en échange de prêts.
Aujourd’hui, les militant-es ukrainien-nes demandent l’annulation des dettes extérieures de l’Ukraine. Le fait de ne pas avoir à assurer le service de ces dettes ne suffira pas à sauver l’Ukraine. Mais c’est important pour garantir que, lorsqu’ils auront reconquis leur indépendance, les Ukrainien-nes ne seront pas encore plus dépendants de créanciers ou d’oligarques nationaux sur lesquels ils n’ont aucun contrôle.
Alexander Kravchuk est économiste et éditeur de la revue Commons : Journal of Social Critique, qui a déjà écrit sur les conditions de prêt du FMI à l’Ukraine. David Broder, de Jacobin, l’a interrogé sur la situation économique du pays et sur l’importance de l’annulation de la dette pour permettre aux Ukrainiens de façonner leur avenir.
David Broder : Certains médias occidentaux parlent des Ukrainiens comme de « gens de classe moyenne comme nous », parfois en opposition avec les victimes de la guerre dans d’autres parties du monde. Pouvez-vous nous donner une idée de ce qu’était le niveau de vie des gens ordinaires avant même le mois dernier ?
Alexander Kravchuk : Ce qu’ils disent n’est pas vrai. L’Ukraine était la partie nord du Sud global et le pays le plus pauvre d’Europe, se battant pour cette place avec la Moldavie. Je fournis ci-dessous quelques données comparatives sur notre développement économique.
Ainsi, en termes de revenu national par habitant, l’Ukraine est loin derrière l’Union européenne, et encore plus derrière les États-Unis. Les dernières données indiquent la pauvreté de notre peuple, avec des salaires moyens inférieurs à cinq cents euros par mois :
Après le début de la guerre à l’Est, la crise économique de 2014 et la perte des marchés, les revenus des gens se sont à peine rétablis ces dernières années. Mais même ce niveau était encore trop bas. Les raisons en étaient les suivantes :
- L’extraction de richesses vers des sociétés offshore, souvent formées dans les anciennes industries soviétiques suite aux privatisations.
- Une concentration sur les exportations de matières premières (céréales, métaux, industrie chimique).
- Une mauvaise politique d’endettement. Les prêts du FMI ont été accordés à des conditions qui exigeaient que même les derniers vestiges de l’État-providence soient réduits. Les paiements au titre du seul service de la dette publique sont devenus l’un des principaux postes de dépenses du budget de l’État (8,5 % du total en 2021).
- Le manque de soutien aux produits ukrainiens de haute technologie, notamment en raison des accords commerciaux inéquitables avec les partenaires étrangers (y compris l’accord d’association avec l’UE).
La guerre qui a débuté en 2014 a bloqué le flux d’investissements, et n’a fait qu’aggraver la situation. Depuis lors, nous avons également été limités en termes de participation politique. Les protestations socio-économiques ont été marginalisées et n’étaient pas « à leur place » pendant la guerre.
En conséquence, au lieu de se battre pour un meilleur avenir en Ukraine, les Ukrainiens sont partis en masse à l’étranger. Ainsi, selon l’ONU, en 2020, l’Ukraine se classait au huitième rang mondial en termes de migrations de la main-d’œuvre. Ces dernières années, des millions d’Ukrainien-nes sont déjà parti-es vers les États membres de l’Est de l’UE (par exemple, la Pologne et la République tchèque). Là, ils ont remplacé la main-d’œuvre qui a quitté ces pays à la recherche d’une vie meilleure en Allemagne, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays du centre. Avec cette guerre, l’UE prévoit l’arrivée de cinq millions de personnes supplémentaires en provenance d’Ukraine – une main-d’œuvre plus qualifiée à intégrer dans la société européenne.
DB : Au cours des huit dernières années, le FMI et la Banque mondiale ont prêté des sommes plus importantes à l’Ukraine. Y avait-il des « conditions » ? Si Volodymyr Zelensky sollicite à nouveau des prêts étrangers, quelle résonance la demande d’allègement de la dette a-t-elle dans la société ukrainienne ?
AK : Le FMI et d’autres institutions financières ont été les moteurs des « réformes du marché » en Ukraine. Nous avons écrit à ce sujet dans notre projet Mécanismes alternatifs pour le développement socio-économique de l’Ukraine. En 2015, j’ai écrit un article pour cette brochure, concernant l’origine de la dépendance à la dette et son impact négatif sur l’Ukraine.
La dernière « victoire » dans ce domaine a été les changements sur le marché de l’énergie. En Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix sous la pression du FMI depuis 2014. En novembre 2021, le gouvernement ukrainien s’est mis d’accord avec le FMI sur la dérégulation finale et la vente du gaz produit en Ukraine, à des prix de change élevés. Il pourrait multiplier les tarifs par trois ou cinq pendant la guerre.
Vous pouvez voir ici une traduction anglaise rapide de ma dernière infographie :
Nous avons réussi à promouvoir l’idée de réviser la politique de la dette dans la société ukrainienne au sens large. La proposition a été reprise par différents acteurs, y compris par les forces nationalistes. Néanmoins, la pression extérieure était trop forte, et le nouveau gouvernement de Zelensky était trop faible pour oser la briser. Après tout, dans ce cas, il fallait une politique économique forte et la restauration d’une souveraineté à part entière.
DB : Dans votre pétition, vous écrivez que « les emprunts chaotiques et la conditionnalité antisociale de la dette étaient le résultat d’une oligarchisation totale : peu désireux de lutter contre les riches, les dirigeants de l’État ne cessaient de s’endetter davantage. » Pouvez-vous expliquer cela – et la dette élevée oblige-t-elle l’État à s’appuyer sur des intérêts oligarchiques-privés pour les projets d’infrastructure ?
AK : Ce lien entre le poids de la dette et le recours à des intérêts privés est plutôt indirect, mais il reste important. L’argument selon lequel l’Ukraine a un État excessif et hypertrophié est développé depuis longtemps maintenant. Cependant, la part du revenu national qui est distribuée par le biais de la fiscalité et du budget en Ukraine est bien inférieure à celle des pays européens développés.
Par conséquent, dans des conditions où la plupart des entreprises publiques sont privatisées, l’Ukraine ne dispose pas des ressources et des capacités nécessaires pour développer des projets d’infrastructure. Les capitaux privés en Ukraine se concentrent soit sur les industries des matières premières, soit sur le secteur financier. Cette tendance sera encore plus marquée après la guerre, car les capitaux privés seront effrayés par l’instabilité dans la région.
DB : De nombreux pays occidentaux promettent et fournissent déjà une aide humanitaire à l’Ukraine. Quelle est l’importance spécifique de l’annulation de la dette, d’abord pour lutter contre la guerre, et pour permettre aux Ukrainiens de maîtriser leur propre avenir ?
AK : Tôt ou tard, la guerre prendra fin et l’Ukraine se retrouvera non seulement avec des infrastructures bombardées, mais aussi avec une dette publique importante.
L’option de restructuration de la dette qui a eu lieu la dernière fois ne convient pas à l’économie ukrainienne et est plutôt plus intéressante pour les créanciers eux-mêmes. En 2015, une partie des paiements aux prêteurs commerciaux a été reportée de trois ans et 20 % du principal (soit, du montant initial de l’emprunt) a été annulé. Mais quel a été le prix à payer pour cela ? L’Ukraine a été obligée de payer aux créanciers 15 % de l’augmentation de son PIB au-delà de 3 %, et 40 % de chaque pourcentage d’augmentation de son PIB au-delà de 4 %. Nous pouvions à peine assurer le service de notre dette, même avant la guerre. Les conditions du prêt devraient être réexaminées en toute transparence.
DB : Quel genre de mécanismes, selon vous, permettrait de satisfaire cette demande ? Que pensez-vous du précédent de l’annulation de la dette ouest-allemande en 1953 ?
AK : Je ne peux pas suggérer immédiatement un mécanisme de révision de la dette – en particulier parce que j’écris ceci sous le bruit des bombardements.
Mais je suis convaincu que nous pouvons utiliser, par exemple, le travail du Comité pour l’abolition de la dette illégitime, comme cela s’est produit en Équateur en 2008, lorsque 70 % de la dette souveraine a été déclarée illégale et que les fonds libérés ont été utilisés pour le développement économique et le bien-être.
Aujourd’hui, il est difficile de penser à ce que pourrait être une vie paisible pour l’Ukraine. Mais nous devons travailler à la construction d’une société indépendante et socialement juste. C’est pourquoi le joug de la dette devrait être relégué aux oubliettes de l’histoire, tout comme l’armée d’envahisseurs russes.