Hanna Perekhoda
L’unité de la résistance massive de la population ukrainienne face à l’invasion russe est admirable et doit être soutenue. Mais on ne peut pas faire l’économie d’une critique de la politique menée par le gouvernement. La gauche ukrainienne s’attèle à cette double tâche.
Pour cerner ce qui perdure d’une vie politique au sein de la société ukrainienne, depuis un an, il faut rappeler le contexte d’un quotidien sous la menace de missiles qui peuvent atteindre n’importe quel point du territoire à tout moment. Le 24 février 2022, le Kremlin lançait son « opération militaire spéciale », avec l’objectif annoncé d’une disparition explicite de l’Ukraine en tant qu’État et société indépendants. Un an plus tard, les troupes de Poutine n’arrivent toujours pas à écraser l’armée ukrainienne. L’échec du plan initial, dû à la résistance massive de la population ukrainienne, amène Poutine à engager une stratégie délibérée de terreur systémique, avec le bombardement arbitraire de zones résidentielles et d’infrastructures civiles.
Pour saisir la gravité de la menace que représente cette agression, il faut comprendre que l’Ukraine est bien plus qu’un pays voisin pour la Russie : elle est un élément central de son identité – pour quiconque s’identifie avec le récit national russe dominant, bien sûr. Pour les nationalistes russes, leur nation est incomplète, voire inconcevable, sans l’intégration de l’Ukraine en son sein. Ce récit forgé au 19e siècle, et ressuscité après la chute de l’URSS, conçoit la nation russe comme l’assemblage de trois composantes – les Russes, les Ukrainien·ne·s et les Biélorusses. Ainsi pour Poutine, l’existence distincte d’un peuple ukrainien mène à une destruction inévitable non seulement de l’espace « civilisationnel » russe (comprenant les terres de l’ancien Empire russe et de l’URSS), mais aussi du corps de la nation russe en tant que telle. Une Ukraine indépendante représente donc, de facto, une menace existentielle pour la Russie. Et pour archaïques qu’elles puissent paraître, les idéologies nationalistes possèdent un pouvoir performatif exceptionnel.
Les meurtres, les viols et les tortures que subissent les civil·e·s, dont les enfants sont kidnappés et déportés en Russie par dizaines de milliers, ne sont pas des actes de violence aléatoires. La propagande d’État en fournit des justifications idéologiques, diffusant des propos que les spécialistes qualifient d’incitation au génocide, afin de convaincre la population russe que les Ukrainien·ne·s n’ont pas droit d’existence. Ce qui explique pourquoi, confrontées aux intentions génocidaires de l’invasion russe, toutes les forces civiques et politiques qui s’identifient avec l’Ukraine et sa population, y compris les syndicats et les organisations de gauche, se sont engagées dans une résistance sans faille contre l’envahisseur. Indépendamment des désaccords politiques, la société ukrainienne est soudée par un consensus profond : pour parvenir à la paix, il est nécessaire d’expulser l’armée russe de tout le territoire du pays.
Face aux intentions génocidaires de l’invasion russe, toutes les forces civiques et politiques qui s’identifient avec l’Ukraine et sa population, y compris les syndicats et les organisations de gauche, se sont engagées dans une résistance sans faille contre l’envahisseur. Indépendamment des désaccords politiques, la société ukrainienne est soudée par un consensus profond : pour parvenir à la paix, il est nécessaire d’expulser l’armée russe de l’ensemble du territoire du pays.
Il n’empêche que les difficultés extrêmes dans lesquelles se débat le pays, tout accaparé qu’il se trouve par la défense du territoire, méritent un éclairage politique. L’économie ukrainienne est tombée dans une profonde récession : en une année de guerre, le PIB du pays a diminué d’un tiers. Les revenus ont chuté en raison de la forte inflation. Seuls 60 % des Ukrainien·ne·s ont pu garder leur emploi, dont 35 % seulement à temps plein. De nombreuses personnes ont perdu non seulement leur travail, mais aussi leur maison et leurs proches. Le nombre de victimes civiles s’élève à plusieurs dizaines de milliers, sans compter les pertes militaires qui dépassent sûrement 100 000 hommes. Selon les données de décembre 2022, le montant total des dommages infligés aux infrastructures est estimé à 138 milliards de dollars. Plus de 150 000 bâtiments d’habitation, 3000 établissements scolaires et 1150 institutions médicales ont été détruits.
Démantèlement antisocial
Dans le même temps, les autorités ukrainiennes ont entrepris des réformes antisociales, avec la suspension d’une grande partie du Code du travail et des droits qui y sont inscrits. Au lieu de concentrer leurs efforts dans une adaptation de l’économie aux nécessités de la guerre, elles ont lancé un vaste programme de privatisation et de libéralisation, offrant 420 entreprises d’État aux investisseurs. Le pays se retrouve ainsi sous dépendance de l’aide extérieure, ce qui risque de l’exposer à la « prérogative » d’élites occidentales d’exercer une influence disproportionnée sur les décisions politiques, diplomatiques et militaires de l’Ukraine.
Après la guerre, le pays sera confronté à la tâche colossale de faire face aux énormes destructions et de relancer l’industrie. Les plans de reconstruction dont nous avons connaissance préconisent la marchandisation des soins en santé, la privatisation totale des actifs de l’État et des coupes dans le budget des services publics et des prestations sociales. Au nom de dogmes néolibéraux détachés de la réalité, le gouvernement sape donc la souveraineté économique et politique pour laquelle les Ukrainiens ordinaires sont en train de se battre.
Refus des aides antisociales
C’est dans cette bataille pour la dignité que la gauche ukrainienne s’engage aux côtés de la population. Mais comment être « de gauche » dans un pays en guerre ? Avec le poids de l’héritage soviétique, il n’est pas évident de se déclarer comme tel en Ukraine. D’un côté, le régime soviétique était aussi celui de la domination impériale russe, discréditant le socialisme comme une idéologie intrinsèquement liée à l’oppression nationale, aux opérations génocidaires et à la terreur politique. De l’autre, la « dictature du parti » a rendu impossible toute auto-organisation des travailleurs·euses par le bas, étouffant dans l’œuf les tentatives d’action collective. Le capitalisme sauvage des années 1990-2000 a définitivement transformé l’Ukraine en une terre brûlée en matière de défense collective des droits sociaux.
Dans ce contexte, il faut souligner la mobilisation de Sotsialny Rukh (SR, Mouvement social). Cette jeune organisation politique de gauche est restée active et s’est même renforcée après le début de l’invasion, affichant l’objectif de soutenir les salarié·e·s dans leurs efforts d’auto-organisation. Les membres de SR participent activement et sans ambiguïté à la résistance contre l’envahisseur, armée et non-armée. Parallèlement, toutes les demandes de soutien militaire, financier et diplomatique à l’Ukraine que soutient SR sont assorties du refus qu’elles soient soumises à des conditions à caractère néolibéral et antisocial. Le SR mène un plaidoyer pour obtenir l’annulation de la dette extérieure de l’Ukraine afin de garantir que les Ukrainien·ne·s, lorsqu’ils·elles auront reconquis leur indépendance vis-à-vis de l’agresseur russe, ne se retrouvent piégé·e·s dans une dépendance néolibérale.
Avec des militant·e·s syndicaux·ales, le SR a également lancé une campagne contre les lois attaquant les protections sociales. L’organisation incite ses allié·e·s dans le monde à faire pression, à l’échelle internationale, pour que l’Ukraine respecte ses engagements à l’égard des normes de droit social et du travail. Ils·elles exigent aussi que la reconstruction d’après-guerre ne se fasse pas au profit des oligarques et des entreprises, ni au détriment du peuple ukrainien. Une position qui entend ne lâcher aucun de ses deux fronts : contre l’agression russe, et contre l’agression des mesures antisociales du gouvernement ukrainien.