Patrick Le Tréhondat Maxim Shumakov Katya Gritseva
Il y a quelques mois, nous avons interviewé Maxim Shumakov, avec Katya Gritseva à propos de la situation des étudiants ukrainiens et de la possible reconstruction d’un syndicat étudiant de gauche. Maxim nous avait alors expliqué qu’il était étudiant en informatique à Lviv. En septembre dernier, il était présent à la conférence du Sotsialniy Rukh à Kiev dont il est membre. Conférence au cours de laquelle il a été élu au conseil de cette organisation socialiste. Fin octobre, son nom est apparu dans la presse ukrainienne comme l’inventeur d’un système de localisation de drones. Le quotidien ukrainien Focus explique ainsi son invention : « il a créé un appareil à partir de systèmes de capteurs et d’une caméra vidéo. Les enseignants ont noté que cela n’avait jamais été fait en Ukraine auparavant. En raison de la situation au front, il a décidé de se concentrer sur les drones. Et ainsi il a développé un système de suivi du mouvement des drones. » Il a eu bien voulu répondre à nos questions sur son invention et sur la situation du système éducatif ukrainien.
Comment as-tu mis au point cette invention ? Combien de temps cela t’a-t-il pris ?
Une « Petite académie des sciences » fonctionne en Ukraine. Cette institution publique encourage les étudiants à s’engager dans la recherche scientifique au niveau de connaissances dont ils disposent. Une fois par an, elle organise un concours panukrainien de projets dans des domaines totalement différents, de la physique à la chimie en passant par la sociologie et la philosophie. La participation à ce concours est une excellente occasion pour les jeunes chercheurs d’acquérir des compétences de base dans leur travail sur des sujets scientifiques, l’étude de la littérature et permet un développement de la créativité. Au cours de mes deux dernières années d’études supérieures, j’ai également effectué des recherches à la Petite Académie des sciences sur les systèmes informatiques et la robotique.
Il a fallu attendre plus de six ans avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine à grande échelle, mais même avant, la population ukrainienne ressentait la logique de la guerre dans la mesure où les opérations militaires déroulaient dans l’est du pays. Tous ces événements nous ont incités à déployer un maximum d’efforts pour mettre fin aux hostilités le plus rapidement possible. J’étais notamment préoccupé par le dysfonctionnement du suivi du mouvement des drones de l’armée bon marché lorsque l’ennemi brouille leurs communications.
Le développement s’est déroulé en trois étapes, dont chacune a duré environ un an. Par conséquent, nous disposions de trois appareils différents, composés à la fois de matériel et de logiciels. Évidemment, chaque année, l’appareil devient de plus en plus fiable et sophistiqué du point de vue de la partie logicielle. Si la première version enregistrait la trajectoire du mouvement [du drone] uniquement par la caméra, qui enregistrait les changements [de trajectoire] par l’image et les corrigeait grâce à des capteurs, la dernière version utilisait des méthodes modernes d’intelligence artificielle et pouvait enregistrer des cibles et des obstacles en trois dimensions sur la trajectoire. J’ai développé la dernière version au cours de ma première année d’université.
Nous avons présenté ce projet lors de nombreuses expositions scientifiques, conférences et salons. À l’époque, je devais rencontrer les politiques les plus importants du pays pour leur présenter ces développements. Tous ces contacts politiques, militaires et scientifiques m’aident définitivement dans mon travail et mon militantisme aujourd’hui.
Tout équipement militaire exige une fiabilité et une précision maximales. Il est donc difficile de dire si ce projet aura des perspectives d’utilisation pratique. Cependant, nous avons effectué des recherches approfondies et acquis de l’expérience pour travailler à de futurs développements. Et enfin, il a également inspiré de nombreux jeunes inventeurs pour expérimenter et pour explorer.
En tant que militant socialiste et scientifique, tu veux participer à la défense militaire de votre pays ? (J’ai lu que l’armée était intéressée par ton invention). Peux-tu nous dire quelques mots sur ton engagement ?
Depuis le début de l’invasion, je me suis davantage impliqué dans les campagnes humanitaires et politiques. Dans le domaine de l’aide humanitaire, j’ai participé à l’organisation de deux convois syndicaux et à la logistique du fret humanitaire, etc. Dans les derniers jours du mois de février, j’aii également passé de nombreuses nuits en tant que bénévole à la gare de Lviv, pour aider les réfugiés. Nous réalisons généralement ces activités dans le cadre du Mouvement social, dont je suis un militant.
Les organisations de gauche en Ukraine ont souvent des contacts et se connaissent généralement personnellement. C’est pourquoi nous entrons parfois en contact avec les anarchistes et les socialistes qui sont engagés dans la lutte armée sur la ligne de front, où il y aussi nos militants. Nous essayons de leur fournir tout l’équipement nécessaire, etc. De nombreux syndicalistes dans l’armée ont des liens avec le Mouvement social. Sans aucun doute, nous essayons de faire tous les efforts possibles pour les aider également.
Du point de vue de l’activité scientifique, j’ai participé pendant un certain temps, dans le cadre de mon université, à un projet de développement d’un système de fabrication de portes protectrices domestiques. Il s’est avéré que ce processus nécessite des connaissances interdisciplinaires considérables et la prise en compte de nombreuses nuances, telles que l’élasticité et la flexibilité des différentes formes de soudure, etc. L’État tente, dans une certaine mesure, de financer cette recherche essentielle et de mettre en place la chaîne de production. Pourtant, le faible niveau de financement de l’éducation au cours des trente dernières années et la dégradation générale de l’éducation et de la science n’y contribuent pas.
Tu as récemment déclaré : « Le développement innovant nécessite une recherche théorique approfondie... Une telle recherche exige une infusion financière massive et le rejet des gains à court terme. L’innovation dans la fabrication de masse nécessite des changements structurels et des financements importants. Nous devrions admettre que la science est dans un état critique et que seul un remaniement fondamental de la sphère socio-économique changera les choses » Peux-tu nous en dire plus sur cette déclaration ?
Il s’agit d’une question très complexe qui peut être examinée de différentes manières. La politique néolibérale de soi-disant optimisation, les coupes dans les budgets sociaux et culturels, les réductions et la déréglementation, la voie suivie par l’Ukraine depuis l’indépendance, n’est pas seulement un défi pour le système éducatif et scientifique national. Il s’agit d’une opération cohérente visant à sa destruction. L’éducation en Ukraine n’est en aucun cas une priorité pour les autorités et est financée sur une base résiduelle. Même en l’absence d’une sociologie qualitative et de statistiques générales en matière d’éducation, on peut facilement observer la réduction des dépenses.
La conséquence de ces processus est une diminution de la qualité de l’enseignement et de la qualification des employés du monde universitaire, ainsi que sa dévalorisation. L’admission dans un établissement d’enseignement supérieur n’est pas un problème pour la plupart des candidats, car le seuil est très bas. Cependant, il serait erroné de supposer que cela entraîne une plus grande accessibilité et une plus grande démocratie de l’enseignement supérieur. Les bourses d’études sont très faibles et ne couvrent pas les besoins fondamentaux des apprenants. Par conséquent, la plupart des étudiants essaient de trouver un emploi dès que possible, ce qui les éloigne du processus éducatif. Les étudiants ne se sentent pas partie prenante de l’université. Étant « atomisés », ils ne peuvent pas former un mouvement étudiant, s’engager dans le militantisme syndical et défendre les intérêts collectifs. Il ne leur reste plus qu’à chercher des solutions individuelles aux problèmes et à implorer l’indulgence des enseignants. Dans le même temps, les enseignants, qui n’ont pas de moyens d’organiser un réel processus éducatif de manière qualitative, recherchent l’indulgence des étudiants, en attirant l’attention sur leurs mauvaises conditions. Un tel esprit paternaliste crée ce qu’Inna Sovsun, dans l’article « Une révolution étudiante est-elle possible en Ukraine ? » décrit comme l’éthique « misérable » de l’université ukrainienne. Il est extrêmement important de comprendre cette caractéristique pour appréhender la fonction sociale remplie par les universités dans notre pays.
D’autre part, l’Ukraine subit une tendance générale à la privatisation et à la marchandisation de l’enseignement supérieur. Participant au processus de Bologne [1], les autorités transforment peu à peu l’éducation en une marchandise. La logique du fondamentalisme de marché pénètre à tel point que les études et les projets théoriques profonds sont mis en veilleuse pour se concentrer sur les exigences immédiates du monde des affaires. Dès la première année dans une université ukrainienne, les enseignants prêchent que les étudiants doivent s’adapter aux réalités du monde des affaires, apprendre à vendre leurs connaissances, passer des entretiens, etc. Cela n’a rien d’étonnant puisque les entreprises technologiques ukrainiennes et transnationales s’immiscent souvent dans l’espace universitaire pour recruter des spécialistes bon marché. Cette tendance entraîne une baisse générale de la qualité de l’enseignement et l’orientation de l’enseignement technique non pas sur des connaissances théoriques profondes mais sur la résolution de problèmes pratiques particuliers. Pourtant, ce sont les connaissances fondamentales profondes qui sont absolument nécessaires au développement de la science nationale et à la création d’innovations.
Comment conçois-tu le développement de la science au service d’une société socialiste démocratique et autogérée ?
La question du socialisme et d’une société authentiquement démocratique doit nécessairement être considérée à l’échelle mondiale. Par conséquent, la question de l’éducation et de la science et les perspectives de leur développement ne peuvent être analysées qu’au niveau international. Aujourd’hui, le paradigme dominant de l’organisation du système universitaire est le processus de Bologne. J’ai mentionné précédemment les lacunes de la mise en œuvre de ses principes. Cependant, il convient de comprendre que le processus de Bologne est la suite logique de la logique de la mondialisation, qui bat son plein depuis la chute du mur de Berlin. Cette sorte de « consensus de Washington » dans le domaine scientifique implique un ensemble de valeurs, que l’on appelle aujourd’hui communément les valeurs du néolibéralisme, en particulier la marchandisation de l’éducation et de la science. Pour que la connaissance devienne une marchandise, on a créé les conditions permettant de comparer, d’échanger et d’évaluer l’éducation à l’échelle mondiale. Cela a permis d’activer la mobilité des étudiants, la reconnaissance des diplômes d’un pays par un autre, etc. Il serait donc faux de dire que les processus en matière d’éducation au cours des 30 dernières années ont été purement négatifs au niveau international. Par conséquent, la question se pose : quelle position les socialistes doivent-ils adopter – soutenir le processus de Bologne ou être dans l’opposition radicale, une déliaison au sens de Samir Amin ? À mon avis, les deux alternatives ne sont pas satisfaisantes.
Nous avons déjà discuté des inconvénients de la première option et nous avons vu que le processus de Bologne ne peut pas être une vision alternative pour l’organisation de l’éducation démocratique et socialiste. Cependant, le retour à une situation pré-Bologne, à mon avis, est peut-être une option encore pire. Ce type d’opposition reflète une tendance politique que l’on observe de manière similaire depuis 30 ans. A savoir, la recherche de la soi-disant « propre voie », mettant en avant la particularité de sa nation, des valeurs communautaires et non universelles. Cette voie conduit à la montée du nationalisme et de l’isolationnisme. L’Iran et la Russie en sont des exemples illustrants. Il n’est pas surprenant que les autorités russes aient abandonné le processus de Bologne après le début de l’invasion à grande échelle et aient mis l’accent sur la construction d’une éducation fondée sur les valeurs traditionnelles.
Je crois que pour les vrais communistes qui adhèrent aux valeurs démocratiques radicales, cette contradiction est fausse. Nous ne devons donc pas prendre parti pour l’un ou l’autre de ces voies. Notre alternative ne doit être ni la première ni la seconde, mais quelque chose comme une troisième voie, que l’on ne peut pas observer dans les faits. Choisir cette troisième position c’est créer un espace pour l’expérimentation, la construction d’une nouveauté démocratique indiscernable dans l’état actuel des choses (une logique similaire à celle du livre de Jacques Rancière Le Maître ignorant). Et il ne faut pas croire que cette position « impossible » n’a pas progressé : les débuts d’une telle expérimentation sont l’Université de Vincennes dans les années 1970, le mouvement coopératif dans le domaine de l’enseignement universitaire, la propriété fiduciaire sur une base publique, etc. La destruction catastrophique de l’éducation ukrainienne due à la guerre est terrible. Cependant, il convient de souligner que la reconstruction d’après-guerre ne doit pas seulement utiliser les anciens modèles, mais aussi expérimenter et proposer de nouvelles méthodes en matière d’éducation.