Vincent Présumey
Hier, mercredi 25 novembre, la France Insoumise a tenu une conférence de presse à l’Assemblée nationale, introduite par Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI, et animée par Jean-Luc Mélenchon, le député LFI/POI Jérome Legrave étant en outre présent derrière la tribune, où la parole fut donnée à trois russes, arrivant tout juste de Russie via Milan, fut-il dit : Alexeï Sakhnin, Andreï Roudoï et Elizavieta Smirnova, introduits comme les représentants d’une « coalition des socialistes russes contre la guerre ».
Alexeï Sakhnin était l’un des dirigeants du « Front de gauche » russe, petite coalition se situant sur les franges « gauche » du KPRF, le PC russe qui est un des piliers du régime de Poutine. Son dirigeant Sergueï Oudaltsov, qui a connu la prison sous Poutine, mais staliniste déclaré, avait, comme l’ensemble du « Front de gauche », soutenu l’annexion de la Crimée en 2014. J.L. Mélenchon l’avait alors présenté comme son partenaire russe, notamment lors de sa visite à Moscou en 2018, en compagnie de Georges Kuzmanovic, souverainiste « ni de droite ni de gauche » qui a depuis quitté la FI. En février 2022, Oudaltsov et les dirigeants du « Front de gauche » ont soutenu la nouvelle phase de la guerre de Poutine, sauf une aile qui l’a quitté avec Alexeï Sakhnin, devenu depuis le contact « privilégié » de J.L. Mélenchon et de la FI en Russie.
Trois militants russes qui quittent leur pays pour s’opposer à la guerre engagée par Poutine ne peuvent qu’avoir la sympathie des militants ouvriers, des internationalistes, des partisans de la démocratie. Mais quelle est l’orientation politique qu’ils ont développée lors de cette conférence de presse ?
Résumons leurs propos, avant de revenir sur l’ensemble et sur la présentation faite préalablement par J.L. Mélenchon.
Dans une intervention liminaire, A. Sakhnin a exposé l’ampleur de la répression en Russie et le règne de la peur, présentée comme ayant causé le départ des trois. A. Roudoï a avancé l’idée d’une « nouvelle Internationale », avec, si l’on comprend bien, la coalition que représentent les trois et la FI, et il a indiqué que pour ce faire, il faut engager une réflexion globale allant au-delà de la « guerre entre la Russie, l’Ukraine et les États-Unis ». E. Smirnova est intervenue surtout sur les conditions de vie difficile des « russes de base ».
Questionné par un journaliste sur la situation politique de la Russie après les propos de Poutine sur ses « difficultés administratives », A. Sakhnin a eu la formule suivante pour caractériser l’Etat russe actuel : « c’est l’empire ottoman », ce qu’il a développé en parlant de « chaos » ouvert par la mobilisation décrétée par Poutine, mais sous-traitée aux gouverneurs, des brèches s’ouvrant à tous les niveaux de l’appareil d’Etat, mais ouvrant aussi la voie aux fascistes, Poutine pouvant donc être remplacé par pire que lui.
A la question de leurs projets, il a indiqué qu’ils sont sortis avec un visa de tourisme de trois mois, mais qu’ils pourraient bien rester plus longtemps hors de Russie, pour contribuer à l’élaboration d’une « carte du monde après la guerre », rejoignant implicitement les remarques d’A. Roudoï sur l’élaboration politique d’une sorte de projet international.
A ce stade, un journaliste indépendant présent dans la salle a posé une question évidente : « qu’auriez vous à dire aux Ukrainiens ? » – les Ukrainiens, totalement absents de tout ce qui a précédé !
C’est A. Roudoï qui répond : « J’aurai à leur dire et je leur dis déjà que la classe ouvrière russe et la classe ouvrière ukrainienne sont liées, qu’il faut qu’elles s’unissent, contre leurs pouvoirs bourgeois respectifs qui font la guerre. Il faut que les Ukrainiens comprennent que tous les Russes ne veulent pas leur mort, que la Russie est diverse. C’est tout. »
Sur ce, J.L. Mélenchon interrompt un instant la conférence de presse pour ce qui apparaît comme un « recadrage » à l’attention des journalistes, introduit par les mots « ce n’est pas un jeu » (sic) : « Nos amis sont tenus à une certaine réserve. Les questions ne doivent pas leur nuire. »
Une dernière question porte sur les effets des sanctions « occidentales » en Russie. A. Roudoï, E. Smirnova et A. Sakhnin développent le fait qu’elles ont des effets et que la population en est victime, le niveau de vie ayant baissé de 10%. Comme lors de plusieurs de leurs interventions précédentes, ils préconisent l’organisation des Russes « par le bas » contre cet état de choses et pour faire cesser la guerre.
Tels furent en gros leurs propos. Maintenant, imaginons un instant un socialiste ou un communiste français – il s’en est trouvé ! – allant expliquer aux Algériens soumis aux déportations forcées de villageois, aux ratissages et aux tortures dans les années 1954-1962, qu’il faudrait quand même que les Algériens comprennent que tous les Français ne veulent pas leur mort, et que la « classe ouvrière algérienne » et la « classe ouvrière française » doivent avant tout s’unir, contre leurs dirigeants respectifs. Comment ces Andreï Roudoï français pouvaient-ils être accueillis par les prolétaires algériens ?
A coup de pied au c.., bien entendu !
Ne soyons pas dupes de l’évocation, à mots couverts mais menaçants pour les journalistes qui auraient encore osé parler des Ukrainiens, de la sécurité des trois militants russes par J.L. Mélenchon : si l’on est contre la guerre, on doit être contre la présence de troupes russes en Ukraine, pour le moins ? Même ceci, précisément ceci, ne fut pas dit. D’autant moins que pour J.L. Mélenchon, dans une conférence de presse avec des Russes il semble malséant de parler des Ukrainiens !
Nos trois russes, certes, font partie des nombreux courants politiques menacés par le régime de Poutine et, à ce titre, doivent être défendus, mais ils ne font pas partie des courants cherchant réellement à aider les prolétaires russes et ukrainiens contre la guerre, ce qui passe par l’appui à la résistance armée et non armée du peuple ukrainien, dégageant la perspective de la destruction du « rashisme », le régime fascisant (et non pas « ottoman » …) de Poutine, de sa défaite et de son renversement.
Comme aurait dit Lénine (n’en déplaise au jeune A. Roudoï dont le langage semble se vouloir le plus « marxiste » !), ils sont, au mieux, des pacifistes, des social-pacifistes, et non pas des combattants révolutionnaires cherchant à transformer la guerre impérialiste de Poutine en guerre civile, par le défaitisme en Russie (et en Biélorussie) et le défensisme national en Ukraine.
Ils doivent, répétons-le, être défendus contre la répression du régime de Poutine. Mais force est de constater que ce ne sont pas ceux qui les hébergent et vont sans doute les mettre en avant pour « prouver » que la FI n’a rien à voir, ou plus rien à voir, avec Poutine, qui vont les aider à s’éclaircir les idées sur la nature de cette guerre dont, certes, ils aimeraient qu’elle prenne fin. Le peuple ukrainien, la classe ouvrière ukrainienne, ne sont pas saisis par eux comme des forces autonomes menant une lutte de libération contre l’oppression impérialiste russe. A cet égard la présence persistante d’un chauvinisme abstrait, mais bien réel, dans la phraséologie « révolutionnaire » d’A. Roudoï, est exemplaire.
Venons-en maintenant au propos liminaire de J.L. Mélenchon, tout à fait remarquable. Passons sur le pathos (« Heureusement qu’il y a des Russes comme vous … ») et signalons le plus remarquable : J.L. Mélenchon a remercié deux forces politiques bien différentes.
Il a, d’abord, remercié le POI (Parti Ouvrier Indépendant), qui s’affirme donc comme la pierre de touche de sa stratégie politique sur la question particulièrement sensible de l’international et de la Russie. C’est le POI qui assure, a-t-il dit, la réception et l’hébergement des trois militants russes. C’est donc le POI qui lui fournit cet argumentaire « en or massif » : « je suis à fond contre Poutine, on n’a rien à me reprocher, la preuve je suis le meilleur soutien de ses plus farouches et courageux opposants ». De magnifiques opposants : réellement opposants, certes, mais participant du consensus impérialiste et colonialiste russe pour qui les Ukrainiens n’ont rien d’autre à faire qu’à bien vouloir comprendre que les Russes leurs tendent la main !
Gageons que plus la crise du régime de Poutine s’aggravera, plus ce type-là d’ « opposants russes » sera promu par les forces politiques pour qui il faut éviter d’avoir à dire « troupes russes hors d’Ukraine » et pour qui, au fond, les Ukrainiens sont mieux quand ils sont désarmés, c’est-à-dire morts ou russes …
Depuis les revers militaires russes de début septembre, le POI et sa « quatrième Internationale » prétendent que la « guerre mondiale » est une réalité, menée par l’OTAN, militairement en Ukraine et par l’inflation dans le monde entier. On ne saurait mieux faire écho au discours de Poutine.
J.L. Mélenchon a, ensuite, en disant qu’« une fois n’est pas coutume », remercié Emmanuel Macron pour avoir facilité, voire permis, l’obtention des visas des trois.
Autrement dit, leur présence – et tant mieux pour eux – résulte d’un accord politique impliquant Mélenchon et Macron, ainsi que le POI – dont il faut ici rappeler que deux de ses militants, Cécile Koehler et Jacques Paris, sont entre les griffes du régime iranien, arrêtés ce printemps lors d’une mission liée à leurs responsabilités syndicales à FO, et accusés de travailler pour les services français par ce régime, alors qu’aucune campagne n’est à ce jour impulsée pour les sauver et les libérer.
Accord politique aussi, forcément, des autorités russes qui ont accordé le droit de sortie aux trois. Bien des questions légitimes semblent se poser ici, mais comme dirait J.L. Mélenchon, n’est-ce pas, « ce n’est pas un jeu » !
Ce n’est pas un jeu, en effet : il est légitime d’aider des militants à sortir des risques de la répression et s’adresser au président français pour cela est naturellement une obligation nécessaire dans certains cas. Autre chose est d’adresser un signal de remerciement politique à Macron en préambule d’une conférence de presse dont le message premier est : contre Poutine, comptez sur les Russes, pas sur les Ukrainiens.
VP, le 27/10/22.
Additif. Quelques jours auparavant, le samedi 22 octobre, c’était le POID, frère ennemi du POI se situant, lui, en dehors de la FI, qui tenait un « meeting international contre la guerre et l’exploitation » avec, clou du spectacle, « des camarades russes, biélorusses et ukrainiens » (à partir de 46’30 » dans la vidéo). Les ukrainiens supposés, on ne les pas entendus. Le russe « Serguéï » ignore lui aussi l’existence des ukrainiens, explique que « les travailleurs » sont de la même façon victimes de la répression « des deux côtés du front », et termine en disant qu’on se moque bien de changer celui qui est à la tête de la Russie puisque le problème, comme chacun sait, c’est le capitalisme. Le russe « Evguenéï » a cette entrée en matière remarquable : « Travailleurs du monde, nous avons besoin de votre aide en Russie, car chaque jour l’OTAN arme un peu plus Zelenski et lui donne prétexte pour continuer la guerre ! ». Le biélorusse « Youri » regrette la libre union des peuples du temps de l’URSS entre « Russie, Ukraine, Biélorussie et Transcaucasie » (cette précision interroge, car la « Transcaucasie » n’était pas une nationalité, mais le carcan dans lequel Staline voulait enfermer les nations caucasiennes et contre lequel Lénine avait, lors de son dernier combat, pris la défense des Géorgiens …). Pour « Youri », la fin de l’URSS voit les capitalistes pousser les peuples à se faire la guerre, banalisant l’invasion de l’Ukraine, mise sur le même plan que les conflits entre Arménie et Azerbaïdjan et entre Kirghizistan et Tadkikistan, et ignorant le rôle central (aujourd’hui comme au temps de l’URSS !) de l’impérialisme russe.
Il apparaît donc que les invités du « monde russe » auprès du POID n’auraient pas déparés à la conférence de presse animée par J.L. Mélenchon avec l’aide décisive du POI.