Vladislav Starodubtsev Gauche démocratique et sociale (GDS)
Le 17 septembre dernier s’est tenue à Kiev la conférence annuelle de l’ONG Mouvement Social (Sotsialnyi Rukh). L’événement a réuni une centaine de participants issus de toute l’Ukraine. À cette occasion, la GDS avait envoyé son salut fraternel aux participants. Depuis, Vladislav Starodubtsev, historien, militant de l’organisation socialiste ukrainienne, par ailleurs membre honoraire du parti polonais Razem, a bien voulu répondre à nos questions.
Démocratie & Socialisme : Qu’est-ce que le Sotsialnyi Rukh ? Quelles sont ses origines et ses objectifs politiques ?
Sotsialnyi Rukh est une organisation démocratique de la gauche anticapitaliste qui a pour l’ambition de créer un grand parti de gauche en Ukraine. Elle est largement issue des forces de la gauche radicale mobilisées dans la révolution du Maïdan. Elle est héritière de l’ancienne organisation trotskyste « Opposition de gauche » (à ne pas confondre avec le mouvement communiste connu sous le même nom), qui a ensuite évolué pour devenir une organisation davantage plurielle, et qui a finalement pris le nom de Sotsialnyi Rukh.
Aujourd’hui, Sotsialnyi Rukh est la plus grande organisation de gauche en Ukraine. Elle travaille en étroite collaboration avec des éléments progressistes de la société civile, en particulier les syndicats, organise des événements, des campagnes, apporte de l’aide humanitaire et participe à la guerre contre l’impérialisme russe.
Nous avons organisé une campagne massive, avec le parti polonais Razem, pour l’annulation la dette extérieure de l’Ukraine, ce qui a conduit à un gel de la dette. Nous prévoyons toujours de poursuivre la campagne pour l’annulation complète de la dette. Néanmoins, son simple gel constitue déjà un énorme succès. Nous sommes particulièrement reconnaissants aux progressistes du Parti démocrate, tels que Jesús García, d’avoir fait adopter à la Chambre des représentants des États-Unis un projet de loi visant à suspendre le paiement de la dette internationale de l’Ukraine.
Nous nous sommes également engagés dans un important travail juridique afin d’assurer la protection des droits des travailleurs pendant la guerre, ce qui a aidé beaucoup de gens à se défendre contre les licenciements, à se faire verser leur salaire, etc.
D&S : Vous venez de tenir une conférence de votre mouvement à la mi-septembre. Quelles en ont été les principales décisions ?
La conférence a adopté une résolution soulignant nos principes. D’abord – et c’est le plus important –, le document fixe comme priorité la plus urgente la lutte pour la victoire complète de l’Ukraine dans la guerre russo-ukrainienne, puis il décrit notre vision en tant qu’organisation qui s’efforce de mettre en œuvre une politique de gauche anticapitaliste, propose une vision des réformes sociales nécessaires et affirme la nécessité d’une ukrainisation et de politiques nationales progressistes en Ukraine.
La nouvelle Rada (organe de direction collective) a été élue, composée de trois femmes et de quatre hommes. On pourrait qualifier cette Rada de direction plus professionnelle et moins politique que la précédente, ce qui n’est d’ailleurs ni une bonne ni une mauvaise chose. De nouvelles personnes, qui n’ont jamais occupé de tels postes de direction, ont été élues, et elles mettent déjà en œuvre de nouvelles méthodes de travail et d’organisation à Sotsialnyi Rukh.
D&S : Vous intervenez notamment sur le plan social. À quelles difficultés les travailleurs ukrainiens sont-ils confrontés et quel rôle jouez-vous dans la résistance aux actions des capitalistes ukrainiens ?
Les salariés font face à de très nombreuses difficultés selon moi. Le gouvernement et le parti au pouvoir essaient d’utiliser le conflit en cours comme prétexte pour concrétiser la vision néolibérale la plus dure possible. La guerre a commencé par des réductions d’impôts pour les entreprises et des attaques contre les droits des travailleurs, l’adoption d’une loi temporaire, qui limite considérablement la possibilité pour les travailleurs de défendre légalement leurs droits, et un moratoire sur les inspections du travail en temps de guerre, ce qui a créé de nombreux obstacles pour assurer des conditions de travail sûres et dignes, ainsi que pour traduire l’employeur en justice si tel n’était pas le cas.
Ensuite, une autre loi temporaire a été adoptée sur la réglementation du travail, la loi n° 5371, qui va de fait à l’encontre du principe du tripartisme et minimise le rôle de l’État dans la réglementation des relations de travail. Parallèlement, la loi n° 5161 a été adoptée, qui a introduit des contrats de zéro heure, une forme de travail très précaire, qui nie le droit des travailleurs à se voir attribuer un emploi, tout en les liant à un relations de travail, et donc de subordination à leur employeur. Dans de tels contrats, une personne peut gagner moins que le salaire minimum, si ce dernier ne lui fournit pas de travail. Quant à la loi n° 7251, elle décharge les employeurs de la responsabilité de verser les salaires des personnes parties à l’armée.
Pour s’assurer la « coopération » du plus grand syndicat d’Ukraine, le FPU, le gouvernement met en avant son projet de « nationalisation néolibérale » – comprenez la nationalisation des propriétés des syndicats. De telles lois de nationalisation constituent de véritable épées de Damoclès suspendues au-dessus de la fédération syndicale. Maintenant, les gouvernants préparent une nouvelle attaque contre les travailleurs en proposant un nouveau Code du travail.
La pression sociale s’est également accrue, parallèlement à une « optimisation » massive des entreprises d’État, de l’appareil bureaucratique, des commissions de réglementation, des inspections et des fonds. Toutes ces actions ont été suivies d’une campagne de privatisation de masse. De sérieuses coupes ont été faites pour s’assurer que le budget peut gérer d’autres allégements fiscaux pour les riches.
Avec le début de la guerre, une nouvelle réforme fiscale a été proposée, qui prévoit essentiellement des réductions d’impôts pour les grandes entreprises. Quant à l’appareil de réglementation, il a été pratiquement réduit de moitié. Désormais, une petite majorité du parti au pouvoir tente de pousser le ministère de l’Économie à adopter sa règle des « trois 10 » : taux uniforme de 10 % pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu des personnes physiques, qui se situent tous deux actuellement à hauteur de 18 % (hors allègements temporaires liés au contexte de guerre), mais aussi pour la TVA, dont le taux est aujourd’hui de 20 %. Même le ministre néolibéral de l’Économie essaie de lutter contre une telle réforme, car il comprend la folie d’une telle proposition, surtout en temps de guerre.
D&S : Quelles sont vos relations avec les syndicats et autres organisations de la gauche ukrainienne ?
Nous travaillons en étroite collaboration avec la FPU et la KVPU, les plus grandes fédérations syndicales d’Ukraine. Je pense toutefois que nous pourrions établir de meilleures relations avec le KVPU en vue de mieux coordonner les grandes campagnes contre les attaques antisociales du gouvernement, mais, malgré ce bémol, force est de constater que nous coopérons de façon satisfaisante. Outre les deux grandes fédérations, nous travaillons directement avec les syndicats indépendants et avec les organisations syndicales de base.
Quant à la gauche ukrainienne, elle est incroyablement unie, surtout dans le cadre la guerre qui se déroule en ce moment. Nous coopérons fortement avec les Collectifs de solidarité, une organisation anarchiste principalement orientée vers l’aide humanitaire aux militaires de gauche dans l’armée et aux habitants des villes proches de la ligne de front. Nous coopérons aussi avec un certain nombre d’organisations féministes, ainsi qu’avec d’autres groupes de gauche beaucoup plus petits, comme la Plate-forme social-démocrate ou le groupe de réflexion Cedos.
Au début du mois dernier, nous avons organisé un camp-école de gauche, où différentes personnes de différents horizons de gauche et plusieurs organisations ont animé des conférences, des discussions, des ateliers, etc., travaillant ensemble pour construire une gauche diverse et cependant unie.
D&S : Pouvez-vous nous éclairer sur l’investissement de vos militants dans la lutte contre l’agression russe ?
Nous avons concrètement un groupe de travail, entièrement dédié à l’humanitaire. Ils organisent l’aide aux personnes dans le besoin et aux forces militaires (principalement des syndicalistes et la gauche, mais pas exclusivement). Dès le début de la guerre, des milliers et des milliers d’euros ont été dépensés pour cela, et nous sommes fiers de nos efforts pour défendre le pays et son peuple contre l’impérialisme russe.
Nous avons quelques uns de nos membres dans l’armée, tout comme nos amis de différentes organisations socialistes, anarchistes ou syndicales qui participent en première ligne. Nous les aidons avec tout ce que nous pouvons.
D&S : Comment appréciez-vous l’évolution de la situation en Ukraine par rapport à la guerre d’agression menée par l’impérialisme russe ?
Sur le plan économique, notre gouvernement a fait du très mauvais travail. En prenant la décision de ne pas adopter une économie de guerre, de ne pas renforcer les industries d’armement, de ne pas mettre en œuvre des garanties sociales et une politique keynésienne, il poursuit le pire néolibéralisme possible, radical même selon les normes britanniques ou européennes.
Sur le plan militaire, les succès de l’armée ukrainienne ont suscité beaucoup d’émotions et d’espoirs. Bien que je ne sois pas un expert des questions militaires et qu’en conséquence, je ne souhaite pas commenter les opérations en cours, l’armée ukrainienne et le peuple ukrainien ont montré que cette guerre pouvait être gagnée.
Avec la mobilisation en Russie, des temps plus difficiles approchent. Dans ce contexte, la gauche internationale doit renforcer ses campagnes pour que soient envoyées à l’Ukraine des armes modernes et lourdes, pour que l’État russe soit sanctionné et isolé, y compris par l’embargo sur le gaz et le pétrole, et pour que l’Ukraine soit aidée économiquement, en spécifiant qu’une telle aide devrait être accordée sur des bases sociales, aux communautés les plus vulnérables et les plus invisibles d’abord, et non aux grandes entreprises.