Eric Toussaint Sushovan Dhar
Sushovan Dhar : Quel est le montant de la dette publique ukrainienne et quels sont les principaux créanciers ?
Éric Toussaint : La dette extérieure de l’Ukraine atteint environ 130 milliards de dollars, 80% dus aux marchés financiers, la moitié sous forme de titre souverain et l’autre moitié sous la forme de crédit direct de grandes banques à l’Ukraine. Pour le reste des 20 %, il y a 15 % qui est représenté par les institutions financières internationales principalement le Fonds monétaire international (FMI) ensuite la Banque mondiale (BM), la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et enfin la Banque européenne d’investissement (BEI). Et enfin, les 5 % restant sont constitués par des dettes bilatérales à l’égard de la Chine, à l’égard de la France, de l’Allemagne, d’autres pays de l’Union européenne, des États-Unis et une dette de trois milliards de dollars à l’égard de la Russie. Donc je résume 130 milliards de dettes extérieures dont 80 % dus à des créanciers privés, 15 % dus à des institutions multilatérales comme le FMI et la Banque mondiale, 5 % de dettes bilatérales dus à des pays comme la Chine, la France, l’Allemagne et d’autres pays de l’union européenne et la Russie.
Sushovan Dhar : Quel est l’historique de l’endettement de l’Ukraine ?
Éric Toussaint : Voici un court historique de l’endettement de l’Ukraine depuis son indépendance, c’est-à-dire il y a un peu plus de trente ans lorsqu’a implosé l’Union soviétique à la fin de l’année 1991. L’Ukraine n’a pas hérité de dette de la part de l’Union soviétique, elle a commencé donc dans une situation favorable mais, le processus de restauration capitaliste brutal a été tel que les bureaucrates ukrainiens qui ont restauré le capitalisme se sont servi dans les caisses de l’État. Des oligarques se sont enrichis d’une manière extraordinaire au détriment des biens de l’Etat tout comme cela s’est passé dans la fédération de Russie, en Biélorussie, au Kazakhstan, Tadjikistan, etc. Alors qu’une série d’oligarques s’enrichissaient d’une manière extraordinaire, ils bénéficiaient de l’appui des membres du gouvernement qui leur permettaient d’acquérir pour une bouchée de pain des biens publics. Le gouvernement finançait par la dette une grande partie du budget parce que les plus riches en Ukraine n’étaient quasiment pas taxé, ils ne payaient pratiquement pas d’impôt. Le gouvernement ukrainien a eu recours systématiquement à l’emprunt y compris auprès de banques privées créées par les oligarques. Alors que les oligarques profitaient des aides de toutes sortes de l’État, ils prêtaient une partie de cet argent à ce même État avec un taux d’intérêt qui leur permettait de faire des profits importants.
Sushovan Dhar : Le gouvernement a également eu recours à des emprunts extérieurs ?
Éric Toussaint : Oui le gouvernement a eu recours à des emprunts extérieurs. Il a émis des titres de la dette sur les marchés financiers internationaux. Il a également emprunté à des banques étrangères. Il a emprunté au FMI et à la Banque mondiale. La dette a constamment augmenté des années 1990s et 2000. Le FMI a conditionné l’octroi de crédits à l’Ukraine à l’application de la stratégie du choc, avec des mesures néolibérales typiques : la libéralisation et la promotion du commerce extérieur, la libéralisation des prix, la réduction des subventions à la consommation des classes populaires, la dégradation de toute une série de bien de services de base. Le FMI a également encouragé l’accélération du processus de privatisation des entreprises publiques. Chaque fois le FMI fixait un objectif de réduction du déficit public. Le FMI a ajouté la précarisation du marché du travail en facilitant les licenciements dans le secteur privé et dans le secteur public. Les effets de politiques recommandées par les fonds monétaires nationaux ont été dramatiques. Il y a eu un appauvrissement extrêmement grave de la population. Au point que l’Ukraine en 2015 au niveau des salaires réels se situait tout en bas de l’échelle de tous les pays d’Europe.
Sushovan Dhar : Est-ce qu’il y a une part importante de la dette réclamée à l’Ukraine qui est illégitime ?
Éric Toussaint : La réponse est affirmative : l’écrasante majorité de la dette réclamée à l’Ukraine, voire l’entièreté de la dette réclamée à l’Ukraine, est illégitime. Elle n’a pas été contractée dans l’intérêt de la population, elle a été accumulée pour favoriser les intérêts du 1 % le plus riche et des créanciers internationaux au prix d’une dégradation dramatique des droits sociaux et des conditions de vie de la population. Cela a eu lieu avant l’éclatement de de la guerre et l’invasion par la Russie du territoire ukrainien. Une première fois en 2014 et une deuxième fois à partir de la fin du mois de février 2022.
Déjà avant les deux agressions commises par la Fédération de Russie dirigée par Vladimir Poutine celles de 2014 et de 2022, la dette réclamée à l’Ukraine était une dette qui n’a pas bénéficié à la population et il était absolument normal de considérer que cette dette ne devrait pas être remboursée par la population.
Sushovan Dhar : Quelles dettes devraient être annulées en priorité ?
Éric Toussaint : La dette réclamée par le FMI qui est de loin la plus volumineuse parmi les dettes multilatérales devrait être annulée car cet organisme a joué un rôle direct dans le processus de destruction progressive de l’économie ukrainien et dans la dégradation dramatique des conditions de vie d’une grande partie de la population ukrainienne. Le FMI a également favorisé l’enrichissement du pour cent le plus riche et il a stimulé la montée des inégalités.
Il faut ouvrir un chapitre particulier par rapport à la dette réclamée par la Russie à l’Ukraine. En décembre 2013, alors que l’Ukraine avait Viktor Ianoukovytch comme président, très lié au régime de Poutine, la fédération de Russie a convaincu le ministère des Finances de l’Ukraine d’émettre des titres à la bourse de Dublin en Irlande pour un montant de 3 milliards de dollars. Il s’agissait d’une première émission qui aurait pu être suivies d’autres pour progressivement atteindre 15 milliards de dollars. Donc, la première émission de titres s’est élevée 3 milliards et l’ensemble des titres vendus à Dublin a été acheté par la fédération de Russie via une entreprise privée qu’elle avait créée en Irlande. Le taux d’intérêt à payer s’élevait à 5 %. L’année suivante, la Russie annexait la Crimée qui jusque là faisait partie de l’Ukraine. Le gouvernement ukrainien a changé suite à des mobilisations populaires, dont on peut débattre de la nature exacte puisque il y avait à la fois une authentique rébellion populaire et une intervention de la droite et l’extrême droite. Il y avait également la volonté de puissances occidentales de tirer profit du mécontentement populaire. Tout ça est assez compliqué et je ne suis pas en mesure de faire une analyse de ce qu’on appelle la révolution orange. Le nouveau gouvernement a continué pendant un moment le remboursement de la dette à la Russie. En tout, 233 millions de dollars d’intérêt ont été payés à la Russie. Ensuite à partir de décembre 2015, le gouvernement a décidé de suspendre le paiement de la dette.
En résumé, le gouvernement ukrainien a justifié la suspension de paiement en expliquant que l’Ukraine avait le droit de prendre des contre-mesures contre la Russie car celle-ci a agressé l’Ukraine et a annexé la Crimée. Et effectivement au niveau du droit international, un État a le droit de prendre des contre-mesures et de suspendre l’exécution d’un contrat dans de telles circonstances.
La fédération de Russie a porté l’affaire devant la justice du Royaume Uni à Londres. En effet, il était prévu que les titres étaient émis en respect de la loi anglaise et qu’en cas de litige les tribunaux britanniques seraient compétents. Donc, la Russie a déposé plainte contre l’Ukraine en demandant à la justice britannique de condamner l’Ukraine à reprendre le paiement. La procédure a commencé en 2016. Au moment où cette interview a lieu la justice britannique n’a pas encore rendu un jugement définitif, celui-ci devrait être rendu dans les semaines ou les mois qui viennent.
Il y a eu un premier jugement, suivi d’un appel contre le jugement. Puis finalement une séance à la Cour suprême du Royaume-Uni a eu lieu le 11 novembre 2021 (cette séance peut être de visionnée intégralement sur le site de la Cour suprême du Royaume-Uni)
C’est important de souligner que dans un premier temps les magistrats britanniques notamment le principal magistrat qui était en charge du début de la procédure, n’était autre que William Blair, le frère de Tony Blair qui était jusqu’il y a peu très lié en affaire avec la Russie de Poutine. Ce magistrat a eu tendance à donner raison à la Russie. La justice du Royaume-Uni veut rester attractive pour les investisseurs. Le frère de Tony Blair a émis un jugement en mars 2017 au cours duquel il n’acceptait pas une série d’arguments pourtant évidents présentés par l’Ukraine [1]. William Blair a considéré qu’il n’y avait pas véritablement eu de contrainte exercée pour la Russie sur l’Ukraine. Il a estimé que ce n’est pas un conflit d’État à État. Il a suivi le point de vue de la Russie selon lequel la société qui a acheté les titres ukrainiens (The Law Debenture Trust Corporation PLC) est une société privée. Mais en réalité cette société agit directement pour le compte de la Russie et c’est la Russie qui, en réalité, a acheté tous les titres.
Par la suite la Cour d’appel a remis en cause le jugement émis par William Blair et maintenant l’affaire est arrivée au stade ultime de la Cour Suprême.
Comme la Russie a envahi l’Ukraine depuis fin février 2022 en provoquant d’énormes pertes humaines et en commentant des crimes de guerre, on voit mal la Cour suprême donner raison à la Russie contre l’Ukraine dans cette affaire. Le jugement qui va être rendu sera fortement influencé par la tournure dramatique du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Si la Cour reconnaît que la Russie a exercé une contrainte (duress) contre l’Ukraine et si la cour reconnaît que l’Ukraine a le droit de prendre des contre-mesures, cela fera jurisprudence et d’autres États pourront évoquer cette jurisprudence dans leur conflit avec les créanciers. Donc, c’est une question importante.
Sushovan Dhar : Quelle est la position du CADTM en ce qui concerne l’annulation des dettes réclamées à l’Ukraine ?
Éric Toussaint : Le CADTM considère que toutes les dettes réclamées à l’Ukraine doivent être annulées. Il s’agit des dettes qui sont aux mains des créanciers privés et qui présentes 80 % de la dette extérieure, les dettes qui sont réclamées par le FMI et la banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux et les dettes réclamées par les Etats ce qu’on appelle les dettes bilatérales. Le CADTM en réclamant l’annulation de la dette ukrainienne en cela rejoint une pétition internationale qui a été lancée après l’invasion de l’Ukraine par des mouvements sociaux et des individus qui sont en Ukraine et qui résistent à l’invasion. A juste titre les signataires de cette pétition déclarent « Les emprunts chaotiques et l’imposition de conditionnalités antisociales de la dette étaient le résultat d’une oligarchisation totale : peu désireux de lutter contre les riches, les dirigeants de l’État s’endettaient toujours plus. Les emprunts étaient émis sous conditions de réduction des dépenses sociales, et leur remboursement contraint à économiser sur les besoins vitaux et à appliquer l’austérité aux secteurs vitaux de l’économie. » C’est une raison suffisante pour exiger l’annulation de la dette ukrainienne.
Sushovan Dhar : Que fait le gouvernement ukrainien ?
Éric Toussaint : Effectivement il est très important de se poser cette question : que fait le gouvernement ukrainien ? Au lieu de suspendre tout le paiement de dette afin de répondre aux besoins de la population et afin de résister à l’agression extérieure, le gouvernement ukrainien dans une pure logique néolibérale maintient le remboursement de la dette à l’exception de la dette réclamée par la Russie. On est donc dans une situation extrêmement grave. Alors que le gouvernement qui devrait suspendre le paiement de la dette, il veut absolument rester crédible à l’égard des marchés financiers et des différents prêteurs et donc il continue à prélever sur son budget des sommes considérables pour rembourser les intérêts de la dette.
Ce que fait également ce gouvernement, c’est procéder à de nouveaux emprunts. Il émet des bons de guerre qui sont vendus sur les marchés financiers. Donc, le gouvernement ukrainien augmente la dette, il a aussi augmenté ces demandes de crédits auprès du FMI, auprès de la Banque mondiale, auprès de la Banque européenne de reconstruction développement, auprès de la Banque européenne d’investissement et auprès des créanciers bilatéraux. Il continue d’appliquer des politiques néolibérales d’austérité antisociale en prenant argument de la nécessité d’efforts extraordinaires pour réaliser la résistance à l’invasion russe. Le gouvernement a décrété que les travailleurs doivent travailler plus longtemps ; qu’ils devaient prendre moins de congé et il a permis aux patrons de licencier des travailleurs plus facilement en pleine situation de guerre. Je pense qu’il faut dénoncer la politique du gouvernement en place. Il faudrait adopter une toute autre politique : suspendre le paiement de la dette, demander au pays où se trouvent les avoir des oligarques ukrainiens, l’expropriation de ces avoirs et leur rétrocession au peuple ukrainien. Bien sûr il faut aussi l’expropriation, et c’est une priorité, des oligarques russes et la rétrocession de leur patrimoine vers un fonds de reconstruction de l’Ukraine sous contrôle des mouvements sociaux. Mais, alors que la presse internationale met l’accent justement sous les oligarques russes, il n’y a aucune raison pour le CADTM de considérer que les oligarques ukrainiens sont des alliés du peuple ukrainien. La lutte de classes pendant la guerre continue. Les oligarques ukrainiens doivent rendre des comptes et doivent être expropriés alors qu’en réalité, avec la complicité du gouvernement ukrainien et des puissances étrangères, ils continuent à s’enrichir de manière absolument scandaleuse.
Le gouvernement ukrainien devrait aussi décréter un impôt de guerre sur les plus riches, sur le 1 % le plus riche pour financer l’effort de guerre. Il faudrait un audit de la dette avec la participation citoyenne car la dette atteint de telles proportions qu’il est absolument inconcevable de ne pas désigner les responsables de l’endettement totalement irresponsable effectué par le gouvernement précédent et le gouvernement actuel.