Aude Merlin Julien Chanet
Bruxelles, mi-septembre. Plus de six mois après avoir tenté d’envahir le pays et de renverser l’État ukrainien, l’armée russe montre d’importants signes de déroute face à l’avancée des troupes ukrainiennes. L’avenir nous dira si cette séquence est à la source d’une libération de l’Ukraine. Pour mieux comprendre ce qui se trame, non en termes militaires, mais en termes humains et politiques, nous nous sommes tournés vers Aude Merlin, politiste à l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste de la Russie et du Caucase, membre du Comité belge du Réseau européen de solidarité Ukraine. C’est riche d’un savoir académique, mais également expérientiel, qu’Aude Merlin se propose d’aborder nos questions. En étant au contact de partenaires et de collègues travaillant sur place, et en ayant été, dans le cas des guerres de Tchétchénie, au contact de victimes, de défenseurs des Droits Humains, de médecins etde psychologues, Aude Merlin aborde ce conflit avec un prisme humaniste en prise avec le réel, un humanisme qui prend en compte l’histoire longue, celle des conflits et des difficiles réconciliations et qui entend faire preuve de lucidité.
Julien Chanet (J.C) : Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, vous acceptez les invitations des médias et vous apportez votre regard, votre expertise sur la région pour éclairer le conflit en cours. Outre cette expertise, vous sentez-vous une forme de responsabilité, en tant qu’universitaire, vis-à-vis de ces populations, notamment ?
Aude Merlin (AM) : Oui, en tant que chercheuse et enseignante je me sens une responsabilité. Je la ressens d’autant plus que j’ai beaucoup travaillé sur la Tchétchénie, en allant sur place durant les deux guerres (1994-1996 ; 1999-2009). Mon approche en sociologie politique fait que, pour mes recherches, je suis constamment en dialogue avec des êtres humains, des témoins, des informateurs.
Plus largement, notre métier consiste à mener des recherches conjointes avec nos collègues qui sont justement, très souvent, des ressortissants des pays concernés. Et enfin, il y a l’enseignement, qu’il s’agisse de donner des cours dans les pays de l’ex- URSS (j’ai pu donner des cours dans plusieurs villes, régions et Républiques fédérées de Russie, mais aussi en Ukraine, en Géorgie, Arménie notamment), ou ici, où j’ai chaque année des étudiants issus d’ex-URSS : Russes, Ukrainiens, Tchétchènes, Arméniens, Azerbaïdjanais, Bélarusses… Et je sens d’autant plus cette responsabilité que, parfois, je suis frappée par la façon dont certaines narrations totalement désincarnées peuvent circuler. Et plus elles sont désincarnées, plus elles donnent de latitude à l’expression de certaines formes de cynisme. Je vis donc comme un devoir le fait de ramener l’analyse à l’humain. Cela me semble un tropisme indispensable pour réfléchir à la vérité sur de tels objets de recherche. En ce sens, je me sens, oui, une très grande responsabilité.
JC : Du cynisme ? C’est-à-dire ?
AM : Prenons l’invasion de l’Ukraine, mais c’était également le cas lors des guerres de Tchétchénie : certaines analyses, narrations, spéculations se situent à un niveau tellement géopolitique qu’on en oublie les êtres humains, les trajectoires brisées en mille morceaux ; on en oublie les milliers de personnes qui sont jetées sur les routes de l’exil, avec, pour chaque individu qui a survécu, une vie à reconstruire malgré les traumatismes. Il me semble que cette approche permet de se distancier des lectures “campistes” souvent préétablies qui, selon moi, empêchent de réfléchir et de penser la complexité des situations. Cette complexité doit être observée à tous les niveaux et on retrouve, là aussi, la question de la responsabilité. Dans le contexte post-invasion de l’Ukraine, il ne faut pas oublier la société civile russe : il y a des personnes extraordinaires, qui font un travail d’un courage inouï, qui sont dans un état de dépression totale depuis le 24 février [2022], et qui portent un sentiment de culpabilité qui les ronge de l’intérieur. Je pense notamment à des amis et/ou collègues russes engagés dans des associations de défense des droits humains, comme par exemple Memorial (Centre des Droits Humains, ONG liquidée par la “justice” russe en décembre 2021), ou dans des actes de résistance civique et de solidarité : ils sont effondrés.
Ensuite, en tant qu’universitaires, une de nos tâches c’est de bien nommer les choses, et de réinscrire cette vérité dans l’histoire. Qu’il s’agisse de la question de la Tchétchénie ou de l’Ukraine, rappeler qu’il y a là une histoire d’empire, qui s’étend sur des siècles : il faut donc prendre le temps d’expliquer, de montrer comment les conquêtes se sont passées, comment les politiques de peuplement ont été mises en œuvre, comment la politique des nationalités a été pensée et appliquée. Il faut rappeler des fondamentaux : dans le cas de l’Ukraine, après l’effondrement de l’Union soviétique, on a affaire à la construction d’un État indépendant, — avec le lot de soubresauts qu’implique le processus de sortie du “soviétisme”—, et au défi de la construction nationale ukrainienne. Le défi est triple : construire la démocratie en sortant de l’autoritarisme du système de parti unique — processus extrêmement compliqué — ; sortir de l’empire (l’empire tsariste et les formes réactualisées de domination impériale qu’on a pu observer durant la période soviétique) et sortir également d’une économie planifiée pour aller vers une économie de marché. Bien sûr, ce sont des chemins chaotiques, parsemés d’embûches, avec des avancées, des reculs, comme on le voit dans le cas ukrainien : les épisodes révolutionnaires de Maïdan (2004 ; 2013-2014), la très grande difficulté à sortir de la corruption, la difficile construction d’un système démocratique et sa difficile autonomisation par rapport aux forces oligarchiques. Avec, en surplomb, parfois la volonté de l’ancienne tutelle impériale de prendre la main, de déstabiliser, ou de réaffirmer des formes de pouvoir sur cette dynamique d’indépendance et d’émancipation. Sans parler de l’utilisation du hard power, comme on le voit maintenant.
JC : Nombre de citoyens et militants occidentaux débattent de cette question de “l’impérialisme russe”, et pensent la solidarité internationale en conséquence. Comment voyez-vous les choses ?
AM : Je pense qu’il y a un gros écueil : il ne faut pas porter un regard borgne sur le réel ! On peut aisément reconnaître le fait, tout à fait documenté, que les États-Unis poursuivent des intérêts et dénoncer un impérialisme nord-américain. C’est évident. Mais je ne vois pas au nom de quoi on devrait complètement occulter le fait qu’il y a d’autres impérialismes. Les autorités russes, c’est un fait, sont travaillées par un impérialisme devenu extrêmement agressif. La Belgique a été un empire : sous nos pieds il y a des cadavres congolais et l’on pourrait parler de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, etc. On se représente de façon assez nette les empires ultra-marins que nous avons connus avec une distinction nette entre la métropole et la colonie : l’une est séparée de l’autre par une mer. On a plus de mal à penser l’impérialisme russe, d’un seul tenant territorial et qui, en plus, a été en quelque sorte “transcendé” par le projet soviétique.
Un des gros écueils est aussi que le travail historique, de mémoire, le travail de responsabilité ne se fait pas en Russie (ou très peu, dans des segments très circonscrits), ce qui empêche cet impérialisme d’être analysé et combattu, y compris de l’intérieur. Donc c’est aussi, en termes de responsabilité, aux chercheurs et aux analystes extérieurs d’effectuer ce travail, avec ceux de nos collègues russes qui sont courageux et critiques bien évidemment, en toute amitié avec eux. J’y tiens énormément.
L’avenir de la Russie appartient aux citoyens de Russie, mais ce n’est pas aux citoyens ukrainiens ou aux Tchétchènes d’être écrasés par un empire convulsif qui ne parvient pas à opérer une transition vers un État-nation, ni une transition d’un régime autoritaire vers une démocratie.
JC : La solidarité avec l’Ukraine prend diverses formes. On pourrait dire schématiquement qu’il y a d’un côté une solidarité avec la résistance ukrainienne, qui va jusqu’aux aides en armes, sur le principe que devant une agression aussi établie et brutale, pour citer le philosophe Etienne Balibar, en certaines circonstances, “le pacifisme n’est pas une option” ; et, d’autre part, une solidarité qui met en avant la recherche de la “paix”.
AM : Il faut là aussi regarder les choses en face. Chaque conflit a ses spécificités. Il faut être lucide et rigoureux dans ce que l’on observe concernant la relation entre la Russie et ce que le ministère des Affaires étrangères russe, et par la suite certains chercheurs, appellent “l’étranger proche”. Bien sûr, tout être un tant soit peu soucieux d’empêcher des morts stupides et inutiles ne peut qu’aspirer à la paix. On aimerait bien que le feu se taise, on aimerait que tous les enfants qui vont mourir demain et après-demain ne meurent pas, que les civils, les personnes âgées ne meurent pas, que les combattants qui vont mourir de part et d’autre ne meurent pas. Mais nous avons affaire à une agression, et nous avons affaire à une résistance. Il faut donc être prudent vis-à-vis de cette question du pacifisme : il ne faut pas venir cacher une forme de soutien plus ou moins complaisant vis-à-vis de la politique de Vladimir Poutine derrière les jolis oripeaux du pacifisme. Rappelez-vous cette phrase d’un observateur ukrainien : “Si la Russie retire ses troupes et arrête de combattre, c’est la fin de la guerre ; si l’Ukraine dépose les armes, arrête de combattre… C’est la fin de l’Ukraine”.
JC : La question sous-jacente au pacifisme est en effet celle-ci : est-ce, en l’état, possible de négocier avec Moscou ?
AM : Si on parle de négociation, alors il faut vraiment que ce soit un dialogue réel entre des parties qui sont effectivement divisées par un dissensus, par un antagonisme, et qui, à l’aide de « médiateurs » ou de « facilitateurs », doivent dans un premier temps se mettre d’accord pour reconnaitre la nature du dissensus. C’est-à-dire avoir un « consensus sur le dissensus ». Reconnaître la nature de ce qui est en jeu dans le conflit. Cette étape est fondamentale. Sinon, il est impossible de mener ensuite une vraie négociation. Que veulent les deux parties ? Pourquoi sont-elles déchirées par un conflit sanglant ? Et ensuite de travailler d’arrache-pied — et cela peut durer très longtemps, on le sait —, sur ce qui pourrait permettre aux deux parties de faire un pas pour aboutir à un accord d’une paix juste et durable.
Pour moi “la paix”, n’a de sens que si ce mot paix est immédiatement assorti des adjectifs “juste” et “durable”. Je fais un lien avec ce que je connais le mieux : la “pax kadyrovska” [du nom du chef de la République de Tchétchénie Ramzam Kadyrov, dirigeant ultra autoritaire et ultra répressif, ndlr] est un leurre, un trompe-l’œil. Vladimir Poutine a fait croire qu’il avait discuté avec des Tchétchènes, mais en réalité il a nommé des Tchétchènes pro-Kremlin au pouvoir localement et a organisé lui- même la transformation de la guerre en une guerre civile tchétchène, puis en une dictature qui confine au totalitarisme, avec des éléments explosifs en interne, qui à tout moment peuvent ressurgir et redonner lieu à une guerre. Donc ce n’est pas une paix juste et durable.
En ayant cela à l’esprit, les épisodes de déstabilisation dans le Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014, s’inscrivent dans une logique impérialiste : ces prises de territoires ont servi de plateforme et d’avant-poste pour l’invasion de 2022. Il faut d’ailleurs rappeler que les déstabilisations (soft power) menées par Moscou (avant 2014 notamment) sur le territoire ukrainien n’ont pas été que militaires (hard power), mais aussi politiques et économiques (en jouant sur prix du gaz, sur le fait de parvenir à imposer des ministres au sein du gouvernement ukrainien qui avaient des passeports russes, en favorisant l’arrivée au pouvoir de forces politiques pro-Kremlin comme ce fut le cas de V. Ianoukovitch en 2010, etc.). Dès lors, il est légitime de penser que chaque nouveau territoire conquis, occupé par Moscou, et chaque moment de pause, de concession demandée à l’Ukraine, peut être utilisé par Moscou comme une opportunité pour mieux avancer ultérieurement.
Par ailleurs, la société ukrainienne est en train de se transformer de façon très profonde. Et la dose de ressentiment, de rancœur et d’aliénation de cette société par rapport à la Russie est décuplée par rapport à l’avant 24 février. Avant cette date, il y avait sans doute encore du « jeu » possible, sur le plan politique et diplomatique, malgré tout. En tout cas plus que depuis le 24 février…
JC : Il n’en reste pas moins que le Comité Belge du Réseau Européen en solidarité avec l’Ukraine (mais pas seulement lui) produit une “solidarité critique”, ce qui les conduit entre autres à critiquer les mesures attaquant le droit du travail, ou les dérives nationalistes d’extrême droite qui ont cours.
AM : Oui, bien évidemment. Et je dirais que c’est le rôle des actions de solidarité internationale. À la lumière de l’engagement citoyen que j’ai pu vivre en faveur des civils de Tchétchénie et contre la guerre, si nous avions des choses critiques à dire à nos amis tchétchènes qui incarnaient la résistance, il était de notre devoir d’être dans la transparence, la vérité, la rigueur morale. Sur la question ukrainienne en particulier, on peut penser à la “réglementation des relations au travail pendant la loi martiale”, votée le 15 mars dernier, et à la loi 5371 “visant à simplifier la réglementation des relations de travail dans les petites et moyennes entreprises et à réduire les charges administratives”.
Certes, le pouvoir ukrainien cherche à justifier ces législations par le manque de main-d’œuvre (exil de dizaines de milliers d’Ukrainiennes faisant partie de la population active, départ au front de milliers d’Ukrainiens) la désorganisation du travail et la destruction du tissu productif, mais ces lois dégradent le droit du travail. Je voudrais ici rendre un hommage particulier à Laurent et Jean Vogel, qui sont les moteurs de ce Comité belge du réseau européen de solidarité : ils sont en lien avec des segments de la société civile ukrainienne qui sont vraiment attachés à des valeurs progressistes et qui sont très vigilants que cela soit sur la question des minorités (LGBT, minorité Rom), des syndicats (infirmiers, rail…), sur la question du droit du travail, sur la création artistique.
JC : Et sur la question du nationalisme ukrainien ?
AM : C’est pareil, elle ne doit pas être éludée ; plus largement, cela ne sert à rien d’angéliser la victime ni d’homogénéiser la représentation d’une société complexe et diverse. Mais à nouveau, il faut réfléchir avec finesse, analyser les processus historiques. En science politique, il y a de très nombreuses définitions du nationalisme, il y a de nombreux nationalismes. Disons qu’une dynamique de libération nationale mobilise forcément une forme de nationalisme. Un tout récent sondage ukrainien montre que c’est la citoyenneté qui est le premier critère d’identification des Ukrainiens — et qui dépasse donc les variables ethniques, religieuses, linguistiques, etc. Après, oui, il y a un ultranationalisme ukrainien. Je renvoie par exemple aux travaux d’Alexandra Goujon ou d’Anna Colin Lebedev. Également d’Anton Shekhovtsov et d’Andrii Portnov. Ces travaux expliquent la façon dont la figure de Stepan Bandera a été mobilisée par certains segments minoritaires, mais très visibles sur Maïdan [homme politique et idéologue nationaliste ukrainien ayant collaboré avec les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale, ndlr]. Ce que l’on peut en dire, d’un point de vue citoyen et toujours en considérant le moment dans lequel on est : oui, il y a des figures à la tête du bataillon Azov qui sont absolument nauséabondes (Biletski), et cela a été documenté. Ensuite, comme le rappelle Coline Maestracci qui travaille sur les combattants ukrainiens, dans ce même bataillon, vous avez un très fort éclectisme, avec des combattants venant d’un peu partout, qui n’ont pas pu être recrutés ailleurs, entre autres raisons. L’important, c’est de garder notre attention sur le dénouement politique de cette alliance militaire qui rassemble des factions très diverses. Et il s’agit de se demander comment les franges les plus extrémistes du nationalisme ukrainien vont pouvoir être, après-guerre, “digérées“ par la démocratie ukrainienne. Autrement dit, c’est à la démocratie ukrainienne que reviendra le devoir, après-guerre, de traiter cette question — pour la digérer, la dissoudre, dans le cadre d’un État de droit. Cette démocratie ukrainienne qui a, et aura, le devoir de continuer un travail de mémoire sur tous les épisodes les plus sombres que l’on évoque l’Holodomor, la Shoah par balles et notamment Babi Yar [Aude Merlin montre le poème d’Evtouchenko qui est posé sur son bureau], le plus grand massacre de la Shoah par balles en Ukraine mené par les Einsatzgruppen en URSS.
Il y a eu une collaboration ukrainienne avec le régime nazi, même si c’était le fait d’une minorité. Anna Colin Lebedev rappelle que 200 000 Ukrainiens ont collaboré ; quatre millions d’Ukrainiens se sont battus contre l’envahisseur nazi. Il y a eu un antisémitisme massif et des crimes de génocide commis avec la collaboration d’Ukrainiens. Cela fait partie de l’histoire, tout comme les questions de collaboration font partie de l’histoire en Belgique, en France ou ailleurs, et qu’il faut traiter. Et en Ukraine ce travail se fait, sans commune mesure par rapport à la Russie où ce travail de mémoire est rendu impossible (sur l’armée de Vlassov, sur le Pacte Ribbentrop Molotov, etc.). Il se fait en Ukraine de façon accidentée, avec des coups de balancier — je pense aux controverses autour de l’Institut de la mémoire nationale un temps présidé par Viatrovytch, accusé de blanchir le passé, et limogé par Zelensky. Si je reprends le massacre de Babi Yar, les Ukrainiens d’aujourd’hui savent maintenant (ce n’était pas dit avant) que les victimes étaient juives, et que des Ukrainiens ont collaboré aux meurtres de masse de Juifs. Le travail se fait, c’est le plus important dans une société en mouvement.
JC : Revenons à Poutine, le responsable de l’invasion. L’homme a réussi le tour de force de se faire respecter par nombre de nos concitoyens occidentaux, y compris parfois à gauche, leaders politiques ou critiques des élites. Quelle est votre réflexion à ce sujet ?
AM : On dirait parfois que dans les démocraties occidentales, c’est comme s’il y avait une difficulté à être à la fois — je parle en tant que citoyenne là — de gauche, engagé, et en même temps lucide et intraitable sur la nature des régimes autoritaires et répressifs. C’est troublant. L’ampleur des exactions en Tchétchénie, et mon travail qui m’a menée à voir en direct ce que subissait la population sous les bombes russes m’ont beaucoup marquée; et ce mélange d’écrasement, de cynisme, de mensonges, d’arrogance, c’est vrai que je n’ai jamais pu comprendre comment ici, dans nos États de droits certes imparfaits, mais qui fonctionnent bon an mal an, on ne voulait parfois pas le voir aussi clairement.
D’autre part, ce n’est pas parce que l’Union soviétique a été décisive en 1945 dans la victoire contre le régime nazi et a payé un tribut immense — qui aurait pu malgré tout être inférieur aux 28 millions de morts, car le pouvoir soviétique a en interne détruit sa propre société — qu’il faut jusqu’à la fin des temps mobiliser cette ressource symbolique qui confine, à un moment donné, à un alibi déplacé pour justifier les pires atrocités commises par le régime et l’armée russes aujourd’hui. C’est le sens de la pancarte brandie par Oleg Orlov au lendemain de l’invasion sur la Place Rouge, avec qui Irina Galkova de Memorial, qui disait en substance “1945 : l’URSS, pays qui a vaincu le fascisme”, et “2022 : Russie, pays vaincu (au sens de rongé, ravagé) par le fascisme”, ou “pays où le fascisme est victorieux”.
Le Comité Belge, et les autres branches, française, suisse, etc., du Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine font un travail fondamental de ce point de vue, venant rappeler à des personnes qui se situent bien sincèrement dans des logiques progressistes et d’émancipation, que, dans le cas de l’Ukraine, on a affaire à une histoire d’émancipation et de répression. Il ne faut pas se cacher derrière des prétextes géopolitiques et désincarnés.
JC : En outre, la propagande pro-Kremlin joue beaucoup sur les failles de nos démocraties…
AM : Effectivement. Dans nos sociétés occidentales, on a des dynamiques très inquiétantes sur le plan économique et social, avec des inclus et des exclus. Et le gouffre entre ceux qui ont accès au marché du travail, aux biens, etc., et ceux qui n’y ont pas accès est croissant. Et ça n’est pas du tout un hasard que des espèces de “coagulations” se fassent entre des franges eurosceptiques, pouvant prendre parfois la forme de contestation spontanée et légitime, du type Gilets Jaunes. En même temps, le Kremlin a parfaitement compris comment jouer sur les maillons faibles de l’Union européenne. En prenant appui sur une rhétorique “populiste”, ou “alternative” voire des formes de nostalgie de la figure d’un homme fort.
Mais je le redis, on observe des porosités aux discours du Kremlin dans la classe dirigeante : on pense à Gerard Schröder, ou François Fillon, qui a accepté des contrats directement financés par Moscou, à Marine Le Pen et ses accointances politiques (et financières) manifestes, également à la bienveillance de Jean-Luc Mélenchon vis- à-vis de Moscou. Tout cela doit être analysé de façon fine : une adhésion pro-Kremlin à l’extrême gauche n’est pas du même ressort qu’une adhésion pro-Kremlin à l’extrême droite, sans parler de la diversité des courants qui les composent. Mais ce qui est observable, c’est la coproduction entre ces tendances politiques qu’on observe en Occident et le Kremlin.
Dans ce contexte, les élites politiques qui vont serrer la pince de Vladimir Poutine, par intérêt vénal pour certains, ou qui ont tout fait pour le “normaliser” alors que ses structures de forces avaient déjà massacré en Tchétchénie, en Syrie, que des journalistes avaient été assassinés (qui se comptent par centaines en Russie depuis la fin de l’Union soviétique) ont contribué à passer sous silence ou euphémiser la nature de ce régime. Comme le disait le grand dissident Andreï Sakharov et comme le dit régulièrement Alexandre Tcherkassov de feu-Memorial, y compris aux fonctionnaires des institutions européennes qu’il est venu rencontrer régulièrement à Bruxelles en tant que président de cette ONG : “L’histoire a montré qu’un régime qui viole de façon massive les Droits humains dans son propre pays finit par devenir un danger pour la sécurité internationale”. La réalité de cette prédiction, en tant qu’Européens, depuis le 24 février 2022, nous l’avons devant nous.