Le conflit russo-ukrainien divise la gauche anti-guerre

Author

Fabien Escalona

Date
June 28, 2022

La gauche radicale européenne, qu’il s’agisse de ses partis ou de sa galaxie intellectuelle, a toujours été critique de l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique nord), dont un nouveau sommet se tient à Madrid du 28 au 30 juin. Dans la capitale espagnole, c’est bien de ces secteurs que provenaient la plupart des personnes ayant manifesté leur hostilité à l’Alliance atlantique, dimanche dernier.

Fondée sur la remise en cause du capitalisme, la panoplie idéologique de la gauche radicale inclut des positions anti-impérialistes. Celles-ci se traduisent notamment par la revendication d’une démilitarisation des relations internationales, au profit d’une revalorisation de l’ONU (Organisation des Nations unies) comme instance garante de la paix. La partie internationale de « L’Avenir en commun », le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon, illustre cette orientation inaltérée depuis les années 1990.

Les États-Unis, et par extension leurs alliés occidentaux, sont traditionnellement pointés comme des obstacles à de telles aspirations. Non seulement ils occupent le sommet de l’économie-monde capitaliste qu’ils ont intérêt à préserver, mais ils sont comptables d’une série d’interventions armées au bilan humain et stratégique désastreux. Sauf que le 24 février, c’est Vladimir Poutine qui a donné l’ordre d’une invasion de l’Ukraine. Depuis, au sein du petit milieu intellectuel et militant de la gauche antiguerre et anti-impérialiste, des points de vue contrastés se sont exprimés.

Pour schématiser grossièrement la ligne de fracture, deux tendances se sont cristallisées. D’un côté, une gauche qualifiée par ses adversaires de « néocampiste » ou « tankiste », qui serait aveuglée par l’impérialisme états-unien au point de sacrifier les intérêts du peuple ukrainien à l’entreprise d’asservissement poutinienne. De l’autre, une gauche accusée d’être trop légèrement « va-t-en-guerre » et de se faire l’idiote utile d’un agenda atlantiste, voire néoconservateur, prenant le risque d’une escalade militaire généralisée.

Il faudrait délimiter plus précisément les collectifs et individus pour déterminer en termes quantitatifs la tendance qui l’emporte. Ce qui est certain, c’est que les activistes et intellectuels légitimant l’invasion de l’Ukraine ne sont qu’une petite minorité guère audible au sein de la gauche. Le véritable débat oppose des personnalités ayant toutes condamné l’agression de ce pays par Vladimir Poutine, dont le non-respect du droit international ne fait aucun doute.

« Le point de vue avec lequel nous polémiquons ne se caractérise pas par une sympathie envers Poutine, admet la philosophe Daria Saburova, partie prenante de la controverse. Il s’agit d’une gauche qui a condamné l’invasion de l’Ukraine mais qui renvoie ce conflit à une rivalité interimpérialiste. Selon moi, cette position est abstraite et dangereuse du point de vue de ses conséquences, si elle était appliquée. Car la ligne de partage, au fond, est celle qui sépare ceux qui approuvent les livraisons d’armes et ceux qui s’y opposent. »

Du côté des personnalités qui redoutent l’emballement guerrier, nombreuses se sont justement plaintes de ne pouvoir exprimer leurs positions dans un climat serein. L’historien David Broder, directeur de publication en Europe de la revue Jacobin, a réclamé la capacité de « parler sans crainte ou accusation de déloyauté ». Pour lui, rappeler les hypocrisies occidentales reste sain et ne revient pas à relativiser les crimes russes.

Dans la New Left Review, quelques jours avant l’invasion, la figure de l’anti-impérialisme de gauche Tariq Ali dénonçait une « hystérie générale » autour de l’Ukraine, encouragée par un personnel politique et médiatique peuplé de « warmongers » (« bellicistes »). Début mai, dans la même revue, Wolgang Streeck a déploré le ciblage de toute personne « déviant ou ayant dévié de la position américaine » sur la Russie. Selon l’intellectuel allemand, qui qualifie l’ambassadeur ukrainien à Berlin de « grand inquisiteur », tout effort de compréhension de la logique de Vladimir Poutine est désormais perçu comme une façon de pardonner à ce dernier.

En réalité, le tableau est forcé. D’une part, les divisions entre dirigeants européens sont notoires quant à la stratégie à adopter face à Poutine. D’autre part, les positions sceptiques envers la raison d’être ou les choix de l’Alliance atlantique sont loin d’être bannies de l’espace public. Enfin, pour en rester à l’échelle du camp « antiguerre », certaines publications font vivre le débat, y compris en traduisant de nombreux textes, à l’instar de la revue en ligne Contretemps pour le public francophone.

Une plongée à travers ces échanges, souvent vifs, permet de cerner les divergences internes de cette gauche censée partager le refus des agressions impérialistes. Trois dimensions de la controverse peuvent être distinguées : les causes de la guerre, le type de solidarité à mettre en œuvre envers le peuple ukrainien, et les voies de sortie du conflit.

Responsabilités occidentales : une focalisation contestée

C’est un point qui revient sans cesse sous la plume de celles et ceux qui enjoignent de ne pas rejouer la guerre froide. L’extension mal maîtrisée de l’Otan n’aurait fait qu’attiser le nationalisme revanchard de Poutine.

L’incorporation de pans entiers de l’ex-bloc soviétique dans l’alliance militaire la plus puissante du monde a représenté une « humiliation » pour le Kremlin, affirme l’éditorialiste de la New Left Review Susan Watkins, qui estime que la réaction de Poutine équivaut à un mélange de recherche rationnelle de sécurité et de réflexes néotsaristes expansionnistes.

Le dirigeant russe n’a pas fantasmé son « “encerclement” par des puissances hostiles », dont les États-Unis, qui sont toujours « l’impérialisme archidominant »écrit le philosophe Stathis Kouvélakis. « Tout cela est malheureusement avéré », constate-t-il en faisant référence aux élargissements successifs de l’Otan.

Il y décèle la preuve d’un choc entre deux puissances capitalistes et belliqueuses qui ne laisse à la gauche antiguerre qu’une position inconfortable : « refuser de se solidariser avec “son” impérialisme tout en ne cédant rien à la condamnation de l’agression russe ». Auprès de Mediapart, il souligne que l’actuel « niveau d’implication de l’Occident montre bien qu’il ne s’agit pas d’un simple différend extérieur entre un État fort et un État faible. L’intégration de l’Ukraine au camp occidental n’est pas l’enjeu unique, mais c’est l’enjeu central ».

En face, on ne nie pas les problèmes posés par l’Otan, au demeurant pointés dans un travail de référence par l’historienne américaine Mary E. Sarotte, pourtant favorable à la préservation de l’Alliance, comme elle l’a affirmé auprès de Mediapart« La croissance de l’Otan a effectivement créé des conditions favorables au déclenchement de la guerre »admet l’historien Taras Bilous, activiste socialiste en Ukraine, dans une réplique à Watkins au cours de laquelle il regrette les occasions perdues d’une autre architecture de sécurité en Europe.

Cependant, la portée de ce facteur causal est relativisée de deux manières. D’abord pour rappeler qu’il y eut aussi des mains tendues de l’Occident à la Russie, et que des choix internes faits par ses dirigeants ont contribué au blocage de la situation. Ici, c’est l’autonomie de la trajectoire russe qui est pointée.

« C’est la douleur d’un empire perdu qui a provoqué des sentiments revanchards », tient à affirmer l'historien Taras Bilous. Autrement dit, il faudrait prendre au sérieux celles et ceux qui estiment que les dirigeants russes ont moins recherché pragmatiquement la sécurité du pays que voulu modifier le statu quo de l’ordre international en leur faveur, y compris de manière agressive. « La Russie n’est pas dans la réaction, l’adaptation ou les concessions, elle a regagné sa capacité d’action et est en mesure de façonner le monde qui l’entoure », insiste le chercheur ukrainien Volodymyr Artiukh.

Le même accuse la gauche antiguerre occidentale d’être obsédée par son propre monde de référence. Pointant le « caractère prédictif nul » des analyses du « néo-impérialisme américain », il estime qu’elles n’expliquent pas « le monde qui émerge des ruines du Donbass et de la place principale de Kharkiv. […] Les États-Unis ont peut-être dessiné le contour de ce jeu de société, mais aujourd’hui les autres joueurs déplacent leurs pions et ajoutent leurs propres contours avec un marqueur rouge ».

Ensuite, c’est une autre autonomie, celle des pays d’Europe centrale et orientale, qui est pointée. La dénonciation de l’élargissement de l’Otan – en France, le candidat Mélenchon parlait d’« annexion » – négligerait le fait que celui-ci a bien été souhaité par les populations concernées. Les demandes d’intégration de la Suède et de la Finlande seraient à lire dans cette veine.

« Dans l’idéal, je suis favorable au démantèlement des blocs militaires et au désarmement nucléaire, mais dans la conjoncture actuelle, il est délicat de dénier à d’autres peuples l’aspiration à des garanties sécuritaires fortes », commente Daria Saburova. Dans un long fil Twitter, le militant finlandais Janne M. Korhonen relativise la menace otanienne sur la Russie et met l’accent sur les préoccupations d’autocrate de Poutine, à propos desquelles les populations de la Baltique ont des raisons d’être inquiètes.

Dans la situation telle qu’on en hérite, met en garde Taras Bilous, répondre aux demandes des dirigeants russes aurait signifié laisser l’Ukraine et d’autres de ses voisins dans une sphère d’influence russe, avec des marges de manœuvre encore plus réduite que la Finlande durant la guerre froide. Une position confinant au mépris culturel et démocratique pour les peuples concernés, de la part d’activistes bien protégés, eux, par des puissances nucléaires ou couvertes par le parapluie états-unien.

La question de la livraison d’armes

L’enjeu est de savoir, selon la lecture privilégiée par le camp antiguerre, les actions de solidarité qui en découlent. Si l’aide humanitaire et l’accueil sont volontiers soutenus par toutes les parties prenantes de la discussion, le point clé est celui de la livraison d’armes à l’État ukrainien.

« Quand on parle de l’armement de la résistance ukrainienne, on doit penser avant tout aux besoins des groupes de défense territoriale issus de la mobilisation générale, ainsi qu’au besoin de protection des populations civiles par les armes permettant d’abattre les roquettes et les raids aériens qui les visent affirme Daria SaburovaUne position antimilitariste abstraite doit faire place à un mouvement concret pour la paix en Ukraine, qui prenne en compte les besoins aussi bien militaires que non militaires de la résistance ukrainienne. Plus elle dure, et plus elle se renforce, plus le mouvement pour la paix en Russie comme à l’étranger a des chances de réussir. »

La position de Stathis Kouvélakis, développée dans le cadre d’un duel à distance avec le chercheur franco-libanais Gilbert Achcar, est radicalement contraire. Rejoignant la réticence des gauches radicales d’Europe du Sud à cette option, parmi lesquelles on pourrait ranger La France insoumise, Kouvélakis soutient que le gouvernement ukrainien, contrairement à des gouvernements d’émancipation sociale autrefois attaqués par les États-Unis, « ne représente aucune cause progressiste plus large ». Conclusion : « La livraison d’armes à l’Ukraine ne peut avoir qu’un seul but, assurer sa future vassalisation et sa transformation en avant-poste de l’Otan sur le flanc est de la Russie. »

La cause serait d’autant moins défendable que l’envoi d’armes contribuerait à l’escalade militaire avec une puissance dotée du feu nucléaire – une des raisons de la non-implication directe de l’Otan dans le conflit. « Comme dans tout conflit interimpérialiste, alerte Kouvélakis, la victoire d’un camp ou d’un autre entraîne des conséquences dévastatrices, la pire étant sans doute un embrasement généralisé en Europe. »

Dans une réponse vive, Gilbert Achcar lui rétorque que si l’Ukraine parvenait pas à rejeter le joug russe, elle serait certes probablement vassalisée, mais que « si elle n’y parvenait pas, elle serait asservie à la Russie. Et il n’est pas besoin d’être médiéviste diplômé pour savoir que la condition de vassal est incomparablement préférable à celle de serf ». « Quelle “paix” aurions-nous pu avoir si les Ukrainien·nes n’avaient pas été armé·es et n’avaient donc pas pu défendre leur pays ? ajoute-t-il. Nous aurions pu écrire aujourd’hui : “L’ordre règne à Kiev !”, mais cela aurait été l’Ordre nouveau imposé par Moscou. »

Fondamentalement, Achcar conteste le diagnostic d’une guerre interimpérialiste. Le conflit actuel ne met pas aux prises directement les États-Unis et la Russie, soutient-il. Ce qui se déroule sous nos yeux serait bien une « guerre d’invasion impérialiste » dans laquelle l’État envahi, quelle que soit sa coloration politique, mériterait soutien. Reste la question de l’escalade, qui rejoint la problématique de l’issue du conflit.

Comment sortir du conflit ?

Dans le camp craignant l’emballement belliciste, on considère que seule la voie diplomatique est pertinente. Celle-ci serait d’autant plus incontournable qu’avant la guerre, l’Ukraine était traversée de tensions quant au projet de ses élites de l’arrimer au camp occidental. « Que voudrait dire, pour l’Ukraine, vaincre une puissance comme la Russie ? », interroge Kouvélakis. L’argument, qui met en garde contre un combat jusqu’au-boutiste, revient néanmoins à présupposer la bonne volonté de Moscou.

Pour un certain nombre de stratèges, équilibrer le rapport des forces militaires est justement une précondition à remplir pour que le régime russe soit disposé à négocier et à donner, en cas d’accord raisonnable, des garanties de ne pas reprendre la guerre par la suite. Or, sans soutien occidental, cet équilibrage du rapport des forces est illusoire.

Il y a aussi une affaire de principe, et l’enjeu de ne pas créer de précédent en récompensant l’agression russe. « Je ne peux pas accepter qu’un pays de 40 millions d’habitants puisse être démembré parce qu’une grande puissance impérialiste a juste décidé d’envahir ce pays », confie Daria Saburova, qui conteste le réalisme de celles et ceux qui penseraient éviter l’escalade en laissant la Russie empocher des gains politiques et territoriaux.

« Ces gens, qui n’ont pas vécu en Ukraine ou en Russie ces dix dernières années, pensent que ça peut s’arrêter là, s’amuse-t-elle. Mais ces territoires seront utilisés comme base pour une nouvelle guerre par la Russie. En attendant que ses nouvelles alliances tournées vers l’Est lui permettent de restaurer sa puissance économique, celle-ci usera à fond de sa puissance militaire, pour obtenir des avantages stratégiques tant qu’elle peut. Et comme elle aura mené une guerre victorieuse, la militarisation de la société ukrainienne continuera, de même que l’Occident continuera d’augmenter ses dépenses militaires. »

Pour les deux camps de la gauche antiguerre, il est en tout cas difficile de faire vivre la perspective d’une architecture de sécurité permettant à la fois de se passer de l’Otan et de mettre en échec les ambitions néo-impériales de Poutine. D’abord parce que des occasions ont été gâchées par le passé ; ensuite parce que la situation actuelle tend plutôt, côté occidental, à redonner du crédit à l’Otan et à sa promesse de solidarité en cas d’agression.

D’un côté, les « néocampistes » peuvent se voir reprocher une certaine naïveté quant à une voie diplomatique décorrélée de tout moyen de coercition. De l’autre, les partisans d’une solidarité militaire et anti-impérialiste avec l’Ukraine sont tout autant en peine de proposer cadre de sécurité alternatif aux blocs militaires existants. Issu de cette sensibilité, Taras Bilous affirme ne pas voir de « meilleure alternative » que de se tourner vers les Nations unies, pourtant paralysées de manière structurelle.

On le voit, la cohérence de la gauche anti-impérialiste est mise à l’épreuve dans un monde où les rivalités entre grandes puissances ne cessent de s’aiguiser, débordant les fragiles cadres multilatéraux qui existaient. Tandis qu’aucune des puissances révisionnistes ne poursuit de fins altermondialistes souhaitables.

Quant aux États-Unis, qui se voudraient protecteurs contre ces régimes autocratiques en ascension, ils sont eux-mêmes en proie à une révolution conservatrice qui se déploie aux dépens de sa propre population. Sans qu’à court terme il n’existe d’option « sécuritaire » en dehors d’eux.