Gilbert Achcar
Dans cet article, qui prolonge des réflexions antérieures, Gilbert Achcar critique les positions prises par certaines franges de la gauche radicale sur la nature de cette guerre et les mots d’ordre qu’il s’agirait de mettre en avant. Il y défend la thèse selon laquelle un internationalisme conséquent devrait conduire à appuyer les demandes formulées par l’Ukraine de livraisons d’armes lui permettant de faire face à l’invasion et d’imposer le retrait des troupes russes.
La gauche antiguerre anti-impérialiste du monde entier s’est trouvée profondément divisée au sujet de la guerre en Ukraine selon des lignes politiques assez inhabituelles. Cela est dû à deux facteurs : d’une part, la nouveauté de la situation que constitue l’invasion par la Russie d’un pays voisin plus faible, et cela au nom d’ambitions expansionnistes nationalistes ouvertement déclarées ; et d’autre part, le soutien actif et consistant de l’OTAN à la résistance du pays envahi. Cette même gauche avait déjà été traversée par des désaccords au sujet de l’intervention meurtrière de la Russie en Syrie après celle de l’Iran, mais les conditions étaient alors très différentes.
Moscou était intervenue en soutien au régime syrien établi, un fait que certains ont pris comme prétexte pour justifier l’intervention ou l’excuser. Les mêmes ont dénoncé avec véhémence l’intervention tout aussi meurtrière menée par l’Arabie saoudite au Yémen, bien qu’elle ait également eu lieu en soutien au gouvernement en place – un gouvernement certainement plus légitime que la dictature syrienne au pouvoir depuis plus de 50 ans. (Le gouvernement yéménite est issu des élections organisées à la suite du soulèvement de 2011 qui a chassé le dictateur de longue date de ce pays.)
Le soutien à l’intervention militaire russe en Syrie ou, au mieux, le refus de la condamner étaient dans la plupart des cas fondés sur un « anti-impérialisme » géopolitique unilatéral qui considérait le sort du peuple syrien comme subordonné à l’objectif ultime de s’opposer à l’impérialisme occidental dirigé par les États-Unis, perçus comme soutenant le soulèvement syrien. Là encore, il y avait une contradiction flagrante dans le fait que les partisans de cette position n’ont pas manifesté contre la guerre menée par les États-Unis contre le soi-disant État islamique (EI) et exigé qu’elle cesse.
En fait, certains de celles et ceux qui, au nom de l’opposition à l’impérialisme américain, ont refusé de condamner l’intervention de la Russie à la rescousse de la dictature syrienne, ont soutenu l’intervention des mêmes États-Unis aux côtés de l’YPG, la milice kurde de Syrie proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, dans sa lutte contre l’EI. (Les États-Unis ont même soutenu simultanément les milices pro-iraniennes d’Irak dans ce conflit.)
La guerre en Ukraine a présenté un cas qui semblait être plus clair et univoque. La Russie mène une guerre d’invasion en Ukraine similaire à celles qu’a menées l’impérialisme américain dans divers pays depuis la Seconde Guerre mondiale, de la Corée à l’Afghanistan en passant par le Vietnam et l’Irak. Mais comme l’envahisseur n’est pas Washington mais Moscou, et comme ceux qui se battent contre l’invasion ne sont pas soutenus par Moscou et Pékin mais par Washington et ses alliés de l’OTAN, une grande partie de la gauche antiguerre et anti-impérialiste a réagi très différemment.
Une frange de cette gauche, poussant au paroxysme son opposition néo-campiste unidimensionnelle à l’impérialisme américain et à ses alliés, a soutenu la Russie, la qualifiant d’« anti-impérialiste », en transformant ainsi le concept d’impérialisme initialement fondé sur la critique du capitalisme en concept fondé sur une haine quasi-culturelle de l’Occident. Une autre partie a reconnu la nature impérialiste de l’État russe actuel, mais a considéré qu’il s’agit d’une puissance impérialiste de moindre importance à laquelle il ne faut pas s’opposer selon la logique du « moindre mal ».
Une autre partie encore de la gauche antiguerre anti-impérialiste, reconnaissant elle aussi la nature impérialiste de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’a condamnée et a exigé qu’elle cesse. Elle n’a cependant pas soutenu la résistance de l’Ukraine à l’invasion, sauf en lui souhaitant pieusement de réussir, tout en niant son droit à obtenir les armes dont elle a besoin pour se défendre. Pire encore, la plupart des mêmes se sont opposés à la livraison de telles armes par les puissances de l’OTAN, subordonnant de manière flagrante le sort des Ukrainien.ne.s à la considération présumément « suprême » de l’opposition à l’impérialisme occidental.
La version la plus hypocrite de cette attitude a consisté à feindre de se soucier du sort des Ukrainien.ne.s qui seraient utilisés par l’OTAN comme chair à canon dans une guerre inter-impérialiste par procuration. À cet égard, on a fait grand cas d’une interview de Chas Freeman, un ancien fonctionnaire américain de 79 ans, à la retraite depuis 1994 après avoir occupé une série de postes dont celui d’ambassadeur des États-Unis au royaume saoudien au moment de la destruction de l’Irak par les États-Unis en 1991. L’interview a été réalisée par le site Grayzone, spécialisé dans la propagande russe, le discours antivaccin et les théories du complot.
Interrogé sur ce qu’il pensait des propos du président ukrainien Zelensky, qui aurait déclaré, selon Grayzone, que les membres de l’OTAN lui ont affirmé qu’ils n’admettraient pas son pays dans l’OTAN tout en laissant officiellement la porte ouverte, Freeman répond :
« Je pense que c’est remarquablement cynique, ou peut-être que c’était naïf et irréaliste de la part des dirigeants de l’Ouest. Zelensky est manifestement un homme très intelligent, et il a vu quelles seraient les conséquences de ce qu’il a appelé une relégation dans les limbes : c’est-à-dire que l’Ukraine serait abandonnée à son sort. Et l’Occident disait en substance : “Nous nous battrons jusqu’au dernier Ukrainien pour l’indépendance de l’Ukraine”, ce qui reste fondamentalement notre position. »
Plus loin dans la même interview, Freeman est interrogé sur l’idée selon laquelle l’Ukraine est utilisée comme chair à canon contre la Russie, une opinion qui prévaudrait à Washington selon Grayzone. Freeman répond : « Cela ne coûte absolument rien aux États-Unis tant que nous ne franchissons pas une quelconque ligne rouge russe qui conduirait à une escalade contre nous. » Dans ses réponses, Freeman avait plutôt l’air de reprocher à l’OTAN de ne pas admettre l’Ukraine en son sein, et aux États-Unis de ne pas se battre pour l’Ukraine, comme s’il souhaitait que l’Alliance s’implique directement dans la défense du territoire de l’Ukraine et de sa souveraineté plutôt que de la laisser dans les limbes.
Et pourtant, la citation au sujet du combat « jusqu’au dernier Ukrainien » a été interprétée comme si Freeman lui-même avait dit que Washington utilise les Ukrainiens comme soldats par procuration et les pousse à se battre jusqu’au dernier d’entre eux. Elle a même été traitée comme s’il s’agissait d’une déclaration officielle de la politique américaine. Vladimir Poutine lui-même a répété la même phrase « jusqu’au dernier Ukrainien » dans une déclaration publique le 12 avril. D’où de fausses manifestations de pitié pour les Ukrainien.ne.s, décrits comme étant cyniquement dotés d’armes par les puissances de l’OTAN afin qu’ils continuent à se battre jusqu’à leur épuisement total. Cela permet à ceux qui expriment de telles opinions de s’opposer à la livraison par les gouvernements de l’OTAN d’armes défensives aux Ukrainien.ne.s en prétextant des préoccupations humanistes à leur égard.
Toutefois, cette fausse sympathie occulte totalement l’autonomie des Ukrainien.ne.s1, au point de contredire l’évidence même : pas un seul jour ne passe depuis le début de l’invasion russe sans que le président ukrainien ne reproche publiquement aux puissances de l’OTAN de ne pas envoyer suffisamment d’armes, tant en quantité que quant à la nature des armements ! Si les puissances impérialistes de l’OTAN utilisaient cyniquement les Ukrainien.ne.s pour affaiblir leur rival impérialiste russe, comme le voudrait ce type d’analyse incohérente, elles n’auraient certainement pas besoin d’être implorées d’envoyer encore plus d’armes.
La vérité est que les principales puissances de l’OTAN ont hâte que la guerre cesse – c’est notamment le cas de la France et de l’Allemagne, importants fournisseurs d’armes à l’Ukraine. Bien que la guerre ait beaucoup d’avantages pour les complexes militaro-industriels de ces pays, les gains de ces secteurs spécifiques ne pèsent pas lourd par rapport à l’impact global des pénuries d’énergie, de l’inflation croissante, de la crise massive des réfugiés et de la perturbation du système capitaliste international dans son ensemble, à une époque d’incertitude politique mondiale et de montée de l’extrême droite.
Enfin, une autre partie de la gauche mondiale antiguerre anti-impérialiste rejette la livraison d’armes aux Ukrainiens au nom de la paix, préconisant les négociations comme alternative à la guerre. On pourrait croire que nous sommes revenus à l’époque de la guerre du Vietnam, lorsque le mouvement antiguerre était divisé entre partis communistes pro-Moscou prônant la paix et gauche radicale souhaitant ouvertement la victoire du Vietnam contre l’invasion américaine.
La situation est toutefois très différente aujourd’hui. À l’époque du Vietnam, les deux ailes du mouvement antiguerre étaient pleinement solidaires des Vietnamiens. Elles soutenaient toutes deux le droit des Vietnamiens à acquérir des armes pour leur défense. Leur désaccord était d’ordre tactique, sur le slogan à mettre en avant pour construire le plus efficacement possible un mouvement antiguerre susceptible d’aider le Vietnam dans sa lutte nationale.
Aujourd’hui, en revanche, celles et ceux qui prônent la « paix » tout en s’opposant au droit des Ukrainien.ne.s à acquérir des armes pour leur défense opposent cette paix au combat. En d’autres termes, ils/elles souhaitent la capitulation de l’Ukraine, car quelle « paix » aurions-nous pu avoir si les Ukrainien.ne.s n’avaient pas été armés et n’avaient donc pas pu défendre leur pays ? Nous aurions pu écrire aujourd’hui « L’ordre règne à Kiev ! », mais cela aurait été l’Ordre nouveau imposé par Moscou à la nation ukrainienne sous le prétexte ultra-fallacieux de la « dénazifier ».
Des négociations sont en cours entre Kiev et Moscou, sous l’égide de la Turquie, membre de l’OTAN. Elles ne déboucheront sur un traité de paix qu’à l’une de deux conditions. La première serait que l’Ukraine ne puisse plus continuer à se battre et doive capituler et accepter le diktat de Moscou, même si ce diktat a été considérablement amoindri par rapport aux objectifs initialement déclarés par Poutine, grâce à la résistance héroïque des forces armées et de la population ukrainiennes.
L’autre condition serait que la Russie ne soit plus en mesure de continuer à se battre, soit pour une raison militaire à cause de l’épuisement moral de ses troupes, soit pour une raison économique face à un mécontentement généralisé de la population russe. C’est ainsi que, lors de la Première Guerre mondiale, les difficultés rencontrées par les troupes de la Russie tsariste et les conséquences économiques de la guerre sur la population russe ont conduit celle-ci à se soulever et à renverser le tsarisme en 1917 (une cause similaire avait conduit à la révolution manquée de 1905 à la suite de la défaite de la Russie dans sa guerre contre le Japon).
Les vrais internationalistes, militant.e.s antiguerre et anti-impérialistes ne peuvent que souhaiter de tout cœur le second scénario. Elles/ils doivent donc soutenir le droit de l’Ukraine à obtenir les armes dont elle a besoin pour sa défense. La position opposée revient à soutenir l’agression impérialiste de la Russie, même si l’on prétend le contraire.