Bob Pitt
Début août, plusieurs sites francophones conspirationnistes et confusionnistes ont partagé ou adapté un même article affirmant que le président ukrainien V. Zelensky aurait vendu un tiers des terres ukrainiennes à des multinationales étatsuniennes. Cette affirmation permettait d’insinuer que l’Ukraine n’est pas une nation souveraine mais une marionnette des USA, et que c’est en réalité pour le compte de ceux-ci que Kiev tient à exporter à nouveau ses céréales. Le texte ci-dessous montre en détail qu’il s’agit d’une fake news propagée par des milieux « campistes ».
Selon une histoire qui fait fureur sur les réseaux sociaux, Volodymyr Zelensky a vendu 17 millions d’hectares de terres agricoles de son pays aux entreprises Monsanto, DuPont et Cargill. C’est une fake news, comme quiconque pourrait facilement le découvrir en prenant la peine de vérifier les faits de base. (Pour commencer, Monsanto n’existe plus, ayant été repris par la multinationale allemande Bayer en 2018, tandis que l’unité agricole de DowDuPont a été scindée l’année suivante pour former la société indépendante Corteva.) Mais l’histoire circule depuis quelques mois maintenant, partagée un grand nombre de fois par des personnes qui n’ont pas fait le moindre effort pour confirmer son exactitude, car elle correspond à ce qu’ils veulent croire.
Actuellement, la principale source de cette fausse nouvelle est une publication sur Facebook par une certaine Veronica Ivonne. Pour évaluer la fiabilité de cette source, jetez un œil sur le fil d’actualité d’Ivonne. Vous la trouverez en train de donner les conseils médicaux utiles suivants : « Si vous avez un cancer ou des antécédents de cancer, ARRÊTEZ de manger de la viande, du poulet, du porc, des œufs, du lait, du fromage, du yaourt et de toutes les autres formes de graisses/protéines animales ! » Alors vous serez libéré du cancer ! Comme vous vous en doutez, Ivonne est une fervente anti-vax et donne du crédit à l’affirmation bizarre selon laquelle les vaccins Covid-19 sont conçus pour nous infecter tous avec le VIH. (J’admets n’avoir jamais rencontré ce bobard auparavant, mais il semble populaire dans les cercles anti-vax) On ne sera pas surpris non plus de constater qu’Ivonne soutient la théorie du complot du Nouvel Ordre Mondial et recommande que nous lisions le livre de l’Apocalypse afin de nous préparer à l’apocalypse NOM à venir.
La source qu’Ivonne cite pour son attaque contre Zelensky est un site Web appelé Australian National Review (ANR), que les partisans de la fake news ont identifié à tort comme l’édition australienne du magazine conservateur américain National Review, qui existe de longue date. En réalité, ANR est un site conspiratif marginal géré par Jamie McIntyre, un ancien maquignon de l’immobilier qui colporte les absurdités habituelles sur George Soros, les Rothschild et les effets mortels de la vaccination. L’article de l’Australian National Review lui-même a par ailleurs été copié-collé à partir de la chaîne Telegram d’une cinglée nommée Laura Aboli (une autre pourvoyeuse des théories du complot Soros/Rothschild et de la paranoïa anti-vax) qui n’a fourni aucune preuve de son allégation selon laquelle Monsanto et al. ont acheté de vastes étendues de terres agricoles ukrainiennes. Bien qu’elle soit totalement infondée, l’histoire s’est propagée sans contrôle (dans les deux sens du terme) à partir de là sur Internet.
Afin de suggérer au lecteur occasionnel qu’il y avait une base factuelle à son affirmation, Aboli a ajouté un lien vers une analyse de l’agriculture ukrainienne provenant de l’Institut d’Oakland. Mais quiconque aurait pris la peine de lire cette analyse entièrement - évidemment, très peu l’ont fait - aurait trouvé qu’elle n’apportait aucun soutien au conte de fées d’Aboli. En fait, l’article du Oakland Institute contenait une liste utile, tirée du site Web LaScalA, des principales agroholdings en Ukraine - les noms de Monsanto, DuPont et Cargill en étaient manifestement absents.
Une liste LaScalA plus récente des dix principaux exploitants ukrainiens des terres peut être trouvée ici. La majorité de ces dix entreprises sont aux mains de capitalistes ukrainiens et seulement deux d’entre elles - Agroprosperis (une filiale du fonds d’investissement américain NCH Capital) et Continental Farmers Group (dont la Saudi Agricultural and Livestock Investment Company est un actionnaire majoritaire) — sont sous contrôle étranger. Les estimations de la superficie des terres agricoles contrôlées par des sociétés étrangères varient, mais un chiffre communément admis est qu’elle s’élève à 3 à 4 millions d’hectares sur un total de 41 millions. En bref, il semblerait que la pénétration du capital international dans la propriété foncière ukrainienne ait jusqu’à présent été limitée.
Cela s’explique notamment par le fait qu’il est illégal pour les entreprises étrangères de posséder des terres agricoles en Ukraine. Par conséquent, elles doivent les louer à des propriétaires fonciers ukrainiens. En d’autres termes, Zelensky n’aurait pas pu vendre 17 millions d’hectares de terres agricoles ukrainiennes à des multinationales américaines, même s’il l’avait voulu. Il est vrai que Monsanto, DuPont et Cargill ont établi une présence dans le secteur agricole ukrainien il y a des années, et cela a été maintenu par les organisations qui leur ont succédé. Cependant, à l’exception de Cargill (qui a acheté une participation de 5 % dans UkrLandFarming en 2014 avant de revendre les actions deux ans plus tard), leur implication ne s’est pas faite par la propriété foncière mais par des activités telles que la vente de semences, de pesticides, d’engrais et d’aliments pour animaux, la fourniture d’installations de stockage de céréales, de production d’huile de tournesol, etc.
Il y a certainement lieu de critiquer le programme agricole du gouvernement ukrainien. Comme condition pour obtenir un prêt de 5 milliards de dollars du FMI, un moratoire sur la vente de terres agricoles, qui avait été introduit en 2001 pour tenter d’empêcher les oligarques d’acheter toutes les terres agricoles, a été levé en juillet de l’année dernière. Malgré l’impopularité de cette réforme - un sondage juste avant l’entrée en vigueur de la législation a révélé que 65% des Ukrainiens étaient favorables au maintien d’une interdiction de vente de terres agricoles - elle a été imposée sous la pression de Zelensky. Comme déjà mentionné, les acheteurs étrangers restent exclus du marché foncier. Cependant, Zelensky vise à renverser cette restriction, et la question devrait être soumise à un référendum en 2024.
L’article de l’Oakland Institute mentionné ci-dessus offrait une évaluation détaillée de la réforme et concluait que « l’imposition de la création d’un marché foncier en Ukraine concentrera davantage le contrôle des terres entre les mains des oligarques et des grandes entreprises agroalimentaires, tout en favorisant les intérêts des investisseurs étrangers et des banques. C’est malheureusement la grande majorité des agriculteurs et des citoyens ukrainiens qui devront en payer le prix ». Même Radio Free Europe a mis en garde contre les »conséquences incertaines" de la réforme, et a souligné que 84% des Ukrainiens s’opposent au projet de Zelensky d’étendre la vente de terres aux étrangers. Si quelqu’un veut critiquer les politiques agricoles de Kiev, il devrait se concentrer sur ces vrais problèmes, plutôt que de colporter des conneries sur Zelensky vendant 17 millions d’hectares de terres agricoles à Monsanto, DuPont et Cargill.
Cela soulève une question plus générale : pourquoi les gens partagent-ils volontiers de fausses nouvelles sans se demander si elles sont vraies ? Pourquoi répètent-ils sans réfléchir les affirmations frauduleuses d’obscurs excentriques et de conspirationnistes sans exercer aucun jugement critique ? Ce genre de stupidité s’est malheureusement généralisé sur les réseaux sociaux. Au pire, comme dans le cas de la propagande anti-vax, cela représente une menace réelle pour la vie des gens. Au mieux, cela représente la dégénérescence de la pensée rationnelle.