Alain Lipietz
Dans une tribune au « Monde » en forme de lettre ouverte, l’économiste et ancien député européen écologiste Alain Lipietz interpelle le président du Brésil sur sa position face à la guerre en Ukraine et l’invite à ne pas se tromper de combat.
Monsieur le président Lula, cher camarade,
Nous nous sommes rencontrés en 1984 au siège du syndicat des métallos de Sao Bernardo. Tu m’as entraîné dans une gargote et m’as raconté ta vie de fils d’un immigré du Nordeste. J’ai tout de suite eu confiance dans le fait qu’un jour tu serais président de ton grand pays. Vingt ans plus tard, à Cuzco (Pérou), sur ton invitation, je fus le seul invité étranger à parrainer, en ma qualité de président de la délégation du Parlement européen pour la Communauté andine, la naissance de la Communauté sud-américaine des nations.
Tu commences aujourd’hui un troisième mandat, après une victoire sur le terrible Jair Bolsonaro, ennemi de la planète et des droits humains. Nous, gens de gauche et écologistes européens, avons salué cette victoire à l’égal de celle de Joe Biden sur Donald Trump, et pour les mêmes raisons. C’est pourquoi je suis stupéfait de t’entendre reprocher à ce même président Joe Biden d’« encourager la poursuite de la guerre en Ukraine » en aidant la magnifique résistance du peuple ukrainien face à l’envahisseur russe, qui répète ne concevoir qu’une seule paix : celle entérinant la conquête de cinq régions de l’Ukraine. Toutes ces régions, y compris la Crimée, avaient voté pour l’indépendance de l’Ukraine…
Je sais parfaitement que le Brésil a voté toutes les résolutions des Nations unies contre cette agression, en faveur du rétablissement de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Mais quelle contribution apporte le Brésil, sous ta direction, pour pousser la Russie à respecter ce verdict, c’est-à-dire à évacuer sans délai ces cinq régions et à reconnaître au peuple ukrainien la liberté de choisir souverainement ses amitiés et ses alliances ?
Pas de sanctions économiques
Jusqu’ici, le Brésil refuse de fournir des armes à ce petit pays, qui ne dispose pas d’industrie en la matière. Il refuse même d’appliquer de simples sanctions économiques au pays qui viole outrageusement le droit international, dont les troupes pillent, violent, exécutent, torturent, volent des milliers d’enfants, et dont les bombardements ont volontairement privé de chauffage et d’électricité tout un peuple pendant l’hiver ukrainien.
Tu pourrais dire : « C’est une affaire européenne, ça ne nous regarde pas. » Mais tu prends la parole, tu critiques non pas l’envahisseur mais le pays qui aide le plus le pays envahi, lui reprochant en somme de retarder la capitulation de l’Ukraine ! Tu pourrais dire encore : « Je veux pouvoir servir comme médiateur pour les futures négociations de paix. » Ne t’inquiète pas : par l’intermédiaire de la Turquie ou du secrétaire général des Nations-unies, le dialogue n’a jamais cessé entre Ukraine et Russie pour échanger des prisonniers, assurer les livraisons de blé à travers la mer Noire…
Il peut être difficile de louer l’action des Etats-Unis, quand le peuple brésilien fut soumis de 1964 à 1985 à la dictature militaire, comme le furent ses voisins chiliens, argentins et les autres, dans le cadre de l’opération Condor dirigée en sous-main par la CIA. De se retrouver dans le même « camp » que les Etats-Unis. Mais tu sais que ce ne sont pas les pays qui composent les « camps », mais les travailleurs, les démocrates, les féministes, les écologistes, contre ceux qui exploitent, oppriment, saccagent. Un pays n’appartient à un « camp » que par la couleur de son gouvernement. Et la Russie sous Poutine est dans le « camp » des Bolsonaro, Médici, Videla, Galtieri, Pinochet, etc.
Dans les années 1965-1985 nous manifestions en Europe contre les coups d’Etat au Brésil, en Argentine, au Chili, nous accueillions chez nous les réfugiés, nous leur cherchions du travail, et, pour ceux qui résistaient là-bas : des armes, de l’argent. Et maintenant tu critiques ceux qui aident la résistance d’un peuple martyrisé ? Que nous diras-tu alors, si des émules de Bolsonaro organisent un nouveau golpe [« coup d’Etat »] au Brésil ? Que nous devons « condamner le golpe », mais pas « aider » la résistance et le gouvernement légal renversé, car ce serait ralentir la marche vers la paix des cimetières ? Tes anciens camarades de la direction du syndicat des métallurgistes du Donbass sont en première ligne, depuis 2014, face à l’agression russe. Près de la moitié ont déjà donné leur vie pour leur patrie. Crois-tu qu’ils refusent les armes que les Etats européens et les Etats-Unis leur fournissent ?
Les Etats-Unis, comme le Royaume-Uni et la France, soutiennent la résistance ukrainienne (en lui livrant des armes, des blocs hospitaliers, des générateurs électriques, etc.) pour une raison simple : ces pays s’y savent obligés par les engagements internationaux qu’ils ont pris et qui garantissaient une relative paix mondiale. Ils savent qu’à terme il serait plus coûteux de « n’avoir rien fait ».
Hallucinante félonie
En 1994, par le mémorandum de Budapest, l’Ukraine a renoncé à toutes ses armes nucléaires en échange de la « garantie de son intégrité territoriale et de sa souveraineté » par la Fédération de Russie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, bientôt rejoints par la Chine et par la France. Cette garantie a été confirmée le 4 décembre 2009. Et, par une hallucinante félonie, c’est un de ces signataires, la Russie, qui envahit aujourd’hui l’Ukraine !
Qui désormais pourra croire que la « garantie internationale » est une protection suffisante et supérieure à l’armement nucléaire, si le monde entier ne se dresse pas contre l’agresseur par de rigoureuses sanctions économiques mondiales jusqu’à ce qu’il retire ses troupes ? Avec, dans ce cas, cette conséquence : la prolifération nucléaire et les risques effroyables qu’elle comporte. Le Brésil est-il indifférent à cette question ?
Aujourd’hui, l’agression russe met tous les gouvernements et tous les peuples du monde au pied du mur. De même qu’en 1936-1939 la non-intervention face au pronunciamento [prise de pouvoir par une fraction de l’armée] de Franco, à l’agression de l’Ethiopie, au démantèlement de la Tchécoslovaquie a mené tout droit à la guerre mondiale en encourageant la démesure fasciste, de même, la non-intervention de ceux qui condamnent mais ne font rien, voire aident commercialement l’agresseur, nous conduit tout droit vers une nouvelle guerre mondiale. Car Vladimir Poutine ne s’en cache pas : il veut reconstituer le grand Empire russe de Catherine II et de Staline. Après l’Ukraine, ce sera la Géorgie, la Moldavie, les pays baltes, la Pologne, la Finlande, etc. Et ces pays l’ont bien compris, qui aident eux aussi la résistance ukrainienne à la mesure de leurs moyens.
Camarade président Lula, laisseras-tu dans l’histoire le souvenir du dirigeant d’un pays majeur qui aura su, à temps, dire à Vladimir Poutine : « Stop ! Recule ! » et pris des mesures pour aider à l’y contraindre ? Ou, au contraire, celui qui aura dit : « Laissons Poutine annexer ce qu’il a déjà conquis, et encore autant qu’il veut et peut… » ?
De l’homme, du camarade que j’ai connu, je n’attends que la première réponse. Et qu’elle vienne le plus tôt possible, Monsieur le président.
Alain Lipietz est économiste, ancien vice-président de l’Assemblée parlementaire euro-latino-américaine, ancien député européen (Europe Ecologie-Les Verts).