Bertrand Henne
Deux manifestations, deux ambiances. Ce week-end, deux mobilisations pour la paix en Ukraine se sont succédé dans les rues de la capitale. Le signe d’une profonde division de la gauche et du mouvement pacifiste après un an de guerre.
Succès modeste
Première observation, le succès assez modeste de ces deux manifestations : 2500 personnes le samedi, 1500 le dimanche. On parle beaucoup d’une nouvelle guerre froide, mais dans l’ancienne (1947-1989) les mouvements pacifistes parvenaient à réunir jusqu’à 400.000 personnes (1983) contre l’installation de missiles américains en Belgique.
Elles semblent loin ces années 80 où le pacifisme unifiait largement les progressistes dans les partis (des communistes aux chrétiens), dans les syndicats, les associations, constituant un front massif pour la désescalade nucléaire et contre la stratégie de l’OTAN de course aux armements envers l’union soviétique.
Après un an de guerre en Ukraine, le mouvement pacifiste peine donc à mobiliser. Il est aussi fracturé. S’il y a eu deux cortèges, c’est parce qu’une ligne de fracture profonde s’est creusée au sein des mouvements et organisations qui, à gauche, font vivre le pacifisme.
Dimanche
Alors les pacifistes du dimanche c’était le canal historique. Le CNAPD, la coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie créée en pleine guerre froide (1970) contre l’OTAN et le surarmement. Elle fédère toute une série d’associations membres comme Oxfam, Attac… Certains membres sont liés à des partis (jeunes du PTB, d’EColo ou des Engagés) où liés aux syndicats, CSC et FGTB.
Bref, une coupole très large d’associations qui se définissent comme progressistes. Cette coupole est historiquement très critique de l’OTAN. Elle condamne aussi bien "l’agression russe" que "la politique d’escalade de l’OTAN". Elle demande une désescalade (ne plus livrer d’armes à l’Ukraine), un cessez-le-feu immédiat, des négociations de paix entre les protagonistes.
Rejeter dos à dos Russie et Otan, sans beaucoup d’égards pour l’Ukraine et la résistance de son peuple suscite le malaise au sein de plusieurs associations membres du CNAPD. Tout se passe comme s’il n’y avait pas un agressé et un agresseur, un impérialisme et une victime, mais la lutte absurde de deux impérialismes Otan contre Russie. A lire de très nombreuses banderolles il n'y avait d'ailleurs qu'un seul impérialisme à l’œuvre : celui de l’OTAN.
Samedi
D’où une autre mobilisation samedi à l’appel du comité belge du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine. Le réseau appelle à la Cessation immédiate des bombardements par l’armée russe et le retrait de toutes les troupes russes d’Ukraine comme condition de la paix. Plusieurs associations membres du CNAPD se retrouvent donc en porte à faux. C’est le cas du CNCD 11 11 11. L’organisation signe les deux appels à la manifestation pour éviter les déchirements internes. Autre division: "Génération engagée" (la jeunesse politique des Engagés) refuse de signer l'appel du dimanche, dénnonce l'action et participe à la manifestation de samedi.
Au sein des syndicats, CSC et FGTB, officiellement signataire de la manif de dimanche, plusieurs figures de proue ont préféré manifester samedi et l’ont dit publiquement.
Même divisions au sein d’Ecolo, du PS ou des Engagés. Plusieurs membres de ces partis étaient présents samedi et dénnoncaient la manif du dimanche alors que les organisations de jeunes de ces partis sont membre du CNAPD. Face à ces divisions, plusieurs acteurs important du monde associatif craignent que le CNAPD n’implose.
Principes
Car, ce qui est en jeu ici est une question de principes, de valeurs. Le pacifisme belge s’est structuré autour de la défense du droit international et du droit des peuples contre l’impérialisme (surtout l’impérialisme américain) au Vietnam, en Irak, en Palestine. Or, ces principes sont violés par l’agression Russe. Le politiste Henri Goldman résume son soutien à la manifestation du samedi contre celle du dimanche : le peuple ukrainien ne peut pas être dépossédé de son droit à l’autodétermination au nom du compromis géopolitique auquel certains aspirent. Ce droit est imprescriptible, comme celui de tous les peuples.
Problème ici, les Ukrainiens utilisent les armes de l’OTAN et des Américains contre l’impérialisme russe ce qui place les pacifistes face à une délicate remise en question. Le pacifisme n’est-il qu’un moyen de s’opposer à l’impérialisme américain ? Non? Mais alors pourquoi ne pas exiger la fin de l’occupation russe avec autant d’ardeur que la fin de l’occupation israélienne en Palestine ?
Ou la paix est-elle une fin en soi ? Et si oui, cette fin est-elle indissociable d’une autre fin : la justice ? La question, qui relève de la philosophie politique, a divisé la gauche européenne tout au long du 20e siècle. Car justice et paix sont parfois contradictoires. Être pacifiste en France en 1941, où à Alger en 54 ce n’est pas être du côté de la justice. Albert Camus s’y est frotté en osant affirmer qu’entre la justice et sa mère (résidant en Algérie Française) "il préférait sa mère".
En réalité, le pacifisme ne fait consensus qu’en temps de paix (manifestations de 1983 sur les euromissiles) car paix et justice n’apparaissent pas comme contradictoires. En temps de guerre c’est l’inverse, le pacifisme creuse des divisions éthiques et politiques profondes à propos de la légitimité des moyens et des fins en politique. Après un an de guerre en Ukraine, cette question : veut-on la paix ou la justice ? Va se poser de plus en plus durement, de plus en plus amèrement aussi.