Vive Léon Blum et la non-intervention ?

À lire certains critiques de la livraison d'armes à l'Ukraine, il faudrait réviser le jugement sévère que porte l'histoire sur la politique de non-intervention menée par Léon Blum lors de la guerre d'Espagne.

Cet article est publié dans le seizième opus de "Solidarité avec l'Ukraine résistante" .

Comparaison n’est certes pas raison. Au-delà des différences majeures d’époques et d’enjeux, la guerre civile espagnole et l’invasion de l’Ukraine comportent certains points communs. D’abord, le conflit naît dans le premier cas d’un putsch militaire et dans le second d’une sécession également armée. Ensuite l’intervention directe de grandes puissances – l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’URSS en Espagne, la Russie en Ukraine – marquent les deux affrontements. Mais une différence majeure s’affirme : alors que la France et le Royaume-Uni refusent de livrer des armes à la République espagnole, tous deux, comme la plupart des États occidentaux, fournissent aujourd’hui de plus en plus d’armes à l’Ukraine. Certains s’y opposent, bien au-delà du « lobby pro-russe » qui recrute le gros de ses porte-voix à l’extrême droite. Raison de plus pour revenir sur la politique de « non-intervention » et ses conséquences dans les années 1930 et 1940.

Le 18 juillet 1936, le général Francisco Franco, depuis le Maroc espagnol où il vient d’arriver après avoir été relégué aux Canaries, rallie le coup d’État qui se prépare contre le gouvernement de Front populaire de la IIe République espagnole. Le pronunciamiento échoue, mais le chef factieux ne renonce pas. Avec l’aide des avions Junkers fournis par l’Allemagne nazie, les troupes rebelles brisent le blocus républicain de Gibraltar et débarquent en Andalousie, d’où elles entament trois ans de conquête du pays, après l’échec du gouvernement de compromis proposé par le président Manuel Azaña.

Dix jours plus tard, deux Espagne s’opposent, d’une superficie à peu près égale. Les Républicains conservent les régions les plus riches, les plus industrielles et les plus urbanisées : Madrid, la Catalogne, la Biscaye, les Asturies et le Levant. Cette résistance doit beaucoup à l’armement de la population : l’échec du putsch et les atermoiements du gouvernement républicain ont en effet déclenché une révolution sociale et politique, dont communistes, socialistes, anarchistes et POUM se disputent la direction. La victoire des nationalistes s’explique avant tout par le contraste entre la « non-intervention » des démocraties et l’intervention des dictatures.

Décidé en juillet, après le putsch franquiste, à répondre positivement aux demandes d’aide militaire du gouvernement républicain[1], conformément à l’accord signé en 1935 avant la victoire du Front populaire en Espagne et en France, le gouvernement présidé par Léon Blum renonce officiellement dès le 8 août. La presse de droite et d’extrême droite l’accuse de vouloir entraîner la France dans la guerre. Ses alliés socialistes modérés et radicaux, refusent cette aide. Mais, surtout, le gouvernement du Royaume-Uni se tient à une ligne de neutralité dans la guerre civile qui commence en Espagne : « Plutôt Hitler que le Front populaire », affirmait un slogan de cette droite qui, quelques années plus tard, collaborera avec l’Occupant.

Le 6 septembre, dans un discours à Luna Park, Blum propose « la conclusion d’une convention internationale par laquelle toutes les puissances s’engageraient, non pas à la neutralité - il ne s’agit pas de ce mot qui n’a rien à faire en l’espèce - mais à l’abstention, en ce qui concerne les livraisons d’armes, et s’engageraient à interdire l’exportation en Espagne du matériel de guerre[2] ». Aux militants socialistes, il expose – non sans démagogie – les déchirements que lui inflige cette orientation, qu’il justifie par la nécessité de préserver la paix sur le continent. Et il menace les dirigeants communistes de sanctionner leur opposition comme une rupture du contrat de Front populaire.

De fait, vingt-sept États européens[3] vont s’engager à respecter un embargo sur les transferts d’armes à l’Espagne. Le Comité international pour la non-intervention, mis en place pour y veiller, charge Londres de surveiller l’Atlantique, Paris les Pyrénées et Rome les côtes méditerranéennes. Pure hypocrisie : l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie fournissent massivement les franquistes ; et l’Union soviétique, dénonçant cette violation, arme l’armée républicaine, en échange de l’or détenu par sa Banque. De surcroît, la neutralité sous-tendue par cet engagement international favoriser le régime insurgé du général Franco, placé de facto à égalité de traitement avec la République espagnole…

S’il respecte l’embargo jusqu’au terme de sa présidence du Conseil, en avril 1938, Blum laisse néanmoins ses ministres Pierre Cot et Jules Moch organiser une aide clandestine à l’armée républicaine, avec notamment le transfert de plus de cent avions civils et militaires. D’autres avions, venus de l’Espagne républicaine, se ravitaillent en bombes sur des aéroports du Sud de la France. De son côté, le Parti communiste français (PCF), opposé à la politique de « non-intervention », contribuera aux livraisons d’armes clandestines via France Navigation : cette compagnie maritime, créée en avril 1937 par l’ambassadeur d’Espagne en France, aura pour dirigeants les communistes Giulio Ceretti et Georges Gosnat.

Ni ces transfert d’armes françaises, ni celles livrées par les Soviétiques ne contrebalanceront durablement l’aide massive apportée par Berlin et Rome aux nationalistes : les cinq divisions de Chemises noires italiennes et surtout la Légion Condor allemande joueront un rôle décisif dans la conquête franquiste du reste de l’Espagne. Certes, l’arrivée, à partir de l’automne 1936, de milliers de volontaires antifascistes – les Brigades internationales totaliseront 35 000 hommes venus de plus de cinquante pays – et l’intervention des chars lourds soviétiques T-26, appuyés par les chasseurs Mosca et Chato, contribuèrent notamment à la résistance de Madrid.

Mais, au fur et à mesure de la guerre, Mussolini et Hitler fourniront à Franco de plus en plus d’armements terrestres et ariens d’une efficacité toujours plus grande : chars Fiat et Panzers Mark 1, chasseurs Fiat, Savoia, Messerschmitt et Heinkel, les pièces anti-aériennes et les mitrailleuses allemandes et italiennes garantiront dès 1937 une supériorité croissante aux nationalistes. L’aviation nazie, en particulier, sèmera la terreur avec ses attaques en piqué sur les troupes des Républicains, mais surtout ses bombardements massifs sur les villes qu’ils tiennent. La destruction sanglante de Guernica, le 26 avril 1937, en restera le symbole, préfiguration de la « guerre totale » contre les populations civiles qui caractérisera la guerre hitlérienne à l’Est – et contre le Royaume-Uni.

Dans sa Guerre d’Espagne, Anthony Beevor conclut : « Il est fort possible que l’intervention soviétique ait sauvé Madrid pour les républicains en novembre 1936, ainsi que les historiens franquistes le prétendent, mais surtout il ne fait aucun doute que les forces allemandes et italiennes raccourcirent pour beaucoup la guerre en faveur des nationalistes. Dire qu’ils gagnèrent la guerre pour Franco serait exagéré. La légion Condor accéléra surtout la conquête du Nord, ce qui permit aux nationalistes de concentrer leurs forces au centre de l’Espagne. Mais l’efficacité réellement dévastatrice de la légion Condor apparut lorsqu’elle contra les grandes offensives républicaines de 1937 et 1938, batailles qui allaient briser la colonne vertébrale des forces armées républicaines. Mais ce fut la stratégie désastreuse des commandants communistes et de leurs conseillers soviétiques qui permit à la force aérienne nationaliste de se déployer avec sa puissance et son efficacité maximales[4]. »

C’est dire combien, avec le recul, Léon Blum s’est trompé – et a trompé les siens – en défendant, le 6 septembre 1936, sa « non-intervention » : « Aujourd’hui, toutes les puissances ont non seulement donné leur assentiment, mais promulgué des mesures d’exécution. Il n’existe pas, à ma connaissance, une seule preuve ni même une seule présomption solide que, depuis la promulgation des mesures d’exécution par les différents gouvernements, aucun d’eux ait violé les engagements qu’il a souscrits. »

Mais il y a pire que cette naïveté d’un chef de gouvernement ignorant la nature même des pouvoirs fasciste et nazi au point de croire à leur engagement de ne pas livrer d’armes aux franquistes. Car Blum disait aussi : « Je ne crois pas, je n’admettrai jamais que la guerre soit inévitable et fatale. Jusqu’à la dernière limite de mon pouvoir et jusqu’au dernier souffle de ma vie, s’il le faut, je ferai tout pour la détourner de ce pays. Vous m’entendez bien : tout pour écarter le risque prochain, présent de la guerre. Je refuse de considérer comme possible la guerre aujourd’hui parce qu’elle serait nécessaire ou fatale demain. La guerre est possible quand on l’admet comme possible ; fatale, quand on la proclame fatale. Et moi, jusqu’au bout, je me refuse à désespérer de la paix et de l’action de la nation française pour la pacification. »

On le sait aujourd’hui : cette défense aveugle de la paix a, au contraire, précipité la guerre. La plupart des historiens des années 1930 et 1940 en conviennent :  le triomphe franquiste dans la guerre d’Espagne a joué un rôle essentiel dans l’escalade nazi-fasciste vers le second conflit mondial. Pour deux raisons : elle a convaincu Hitler et Mussolini qu’ils pourraient l’emporter face à des puissances occidentales tétanisées ; et elle leur a servi, on l’a vu, de laboratoire d’une stratégie nouvelle dirigée contre les civils. Rhénanie, Espagne, Anschluss, Tchécoslovaquie : telles sont les étapes qui déboucheront sur la guerre la plus meurtrière de l’histoire de l’Humanité.

C’est avec la Seconde Guerre mondiale que la belligérance, qui tuait jusque-là 90 % de militaires, massacrera bientôt 90 % de civils…

Notes

[1] Le président du Conseil espagnol, José Giral, avait demandé le 20 juillet, dans un télégramme à Léon Blum, 20 bombardiers, 8 mitrailleuses, 8 canons, 250 000 balles de mitrailleuses, 4 millions de cartouches et 20 000 bombes.

[2] On peut lire l’intégralité de ce discours et en écouter des extraits sur le lien http://retirada37.com/a-luna-park-blum-tente-de-justifier-aux-militants-sa-politique-de-non-intervention-en-espagne/

[3] Seuls n’ont pas signé l’Accord de non-intervention en Espagne Andorre, le Liechtenstein, Monaco, la Suisse et le Vatican.

[4] Anthony Beevor, La Guerre d’Espagne, Calmann-Lévy, Paris, 2006, pp. 576 et 577.