Depuis le début de l’invasion du pays par la Russie, 100 à 150 militants anarchistes et antifascistes ont rejoint les rangs des forces ukrainiennes. Certains ont même constitué un bataillon « anti-autoritaire » au sein de la défense territoriale, « pour protéger les populations et combattre l’impérialisme russe ».
Kyiv (Ukraine).– Certains soldats des forces de défense ukrainiennes combattent sous le drapeau noir de l’anarchie. « Ilya » ne révèle jamais son identité. Il alterne les pseudonymes et donne ses rendez-vous à la gare des bus d’une petite ville située à une quarantaine de kilomètres de Kyiv (Kiev). L’homme est encore jeune, mais il a l’expérience de la clandestinité.
« Je suis originaire de l’un des deux pays qui bordent au nord et à l’est les frontières de l’Ukraine, explique-t-il. J’ai dû fuir il y a trois ans face à la répression menée par les autorités. J’ai déménagé à Kyiv pour ne pas être coupé de l’ancien espace soviétique. L’Ukraine est une bonne base pour lutter contre les régimes en place à Minsk et à Moscou. »
Ilya affirme ne pas chercher à défendre « l’État bourgeois ukrainien » mais « les populations civiles qui souffrent », et souhaite surtout « lutter contre l’impérialisme russe ». « Certains courants de gauche renvoient dos à dos la Russie et les États-Unis, mais la question se pose différemment pour les Ukrainiens : il s’agit d’un combat à mort contre un envahisseur totalitaire. »
Au début de l’année 2022, alors que Vladimir Poutine massait ses troupes à quelques kilomètres des frontières ukrainiennes, et alors qu’un conflit de grande ampleur avait cessé d’être une hypothèse impossible, les mouvements anarchistes et anti-autoritaires ukrainiens ont décidé de s’organiser.
« Nous avons monté le Comité de résistance, une organisation qui rassemble des militants de toutes les sensibilités. Nous avons décidé de collecter de l’aide humanitaire pour les populations civiles, mais aussi de nous engager au sein d’unités militaires ukrainiennes. Nous sommes tombés d’accord le 24 février à 1 heure du matin, et l’invasion a commencé à 5 heures, explique Ilya. Il peut sembler étrange pour des anarchistes de signer un contrat avec l’armée, mais c’était la condition pour aller sur le front. Nous devons être visibles, pour ne pas laisser tout l’espace aux unités d’extrême droite, comme celles affiliées à la franchise Azov, même si ces dernières ont été rejointes par beaucoup de combattants apolitiques. Nous devons diffuser nos idées sur le terrain. »
Dans un manifeste publié le 20 mai dernier, le Comité de résistance revendique sa filiation avec les communautés cosaques, avec les mouvements paysans qui luttèrent durant des siècles contre le servage et les seigneurs féodaux en Galicie, en Transcarpatie et en Bucovine, ainsi qu’avec les révoltés de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne de l’anarchiste Nestor Makhno, qui a combattu les armées blanches durant la guerre civile russe, entre 1917 et 1921, avant d’être trahi par les Bolchéviques.
Makhno estimait que la vie politique devait être fondée sur l’existence d’associations librement formées qui correspondaient « en tout à la conscience et à la volonté des travailleurs eux-mêmes », et s’opposaient aux kolkhozes et aux réquisitions des terres organisées par les communistes. À son apogée, la Makhnovtchina pouvait aligner plus de 100 000 combattants, elle contrôlait un territoire où vivaient deux à trois millions d’habitant·es, entre Zaporijjia et la mer Noire, jusqu’au port de Marioupol et autour du gros bourg de Gouliaïpole, ville de naissance de Nestor Makhno aujourd’hui située sur la ligne de front.
Selon le Comité de résistance, la guerre en Ukraine est donc « la continuation de la lutte pour la libération des peuples de tout autoritarisme », et ses membres demandent l’application de mesures sociales comme l’annulation de la dette extérieure ukrainienne, la mise en place de soins gratuits ou le déblocage d’aides sociales pour les personnes à faible revenu.
Les anarchistes ukrainiens considèrent aussi qu’il est nécessaire que les populations civiles généralisent le création de comités locaux d’autodéfense, qui ont fait preuve de leur efficacité au début du conflit, et que l’État ukrainien distribue largement des armes, comme aux premiers jours de la guerre. Ils demandent également la création de structures féministes autonomes dans tous les organes municipaux du pays et militent pour le « développement de la responsabilité écologique » et la mise en œuvre de « technologies écologiques à échelle humaine, configurées pour les besoins des communautés locales ».
Selon les informations recueillies par Mediapart, 100 à 150 militants anarchistes et antifascistes appartenant à diverses organisations comme RevDia ou Black Flag Ukraine se battraient actuellement dans les unités de l’armée ukrainienne. L’un de ces soldats, Igor Wołochow, a été tué mi-mars dans un bombardement à proximité de Kharkiv et une cinquantaine d’autres sont rassemblés au sein d’une unité « anti-autoritaire » de la défense territoriale, ce corps militaire de réserve créé après l’invasion de la Crimée en 2014.
« Il existe une hiérarchie dans notre bataillon, comme dans toutes les autres unités de l’armée ukrainienne, poursuit Ilya. Mais l’un des membres de l’unité est élu pour transmettre des critiques au commandement et un autre pour assurer notre communication vers l’extérieur. Nous pratiquons également le teqmil, que certains d’entre nous ont appris dans les unités kurdes, et qui consiste à organiser des discussions où l’on peut critiquer les autres et surtout faire son autocritique. »
Formé aux premières heures de l’invasion russe, après le 24 février, l’unité « anti-autoritaire » a participé à des opérations de reconnaissance, durant l’approche de la capitale ukrainienne par les forces russes en mars dernier, puis à des missions de lutte contre les sabotages, et elle attend aujourd’hui d’être déployée sur le front. Elle rassemble des militants biélorusses, russes et ukrainiens, ayant pour certains l’expérience du feu, ainsi que des membres de la firm duHoods Hoods Klan, des hooligans du club de l’Arsenal de Kyiv, qui n’a officiellement plus d’équipe depuis 2019. Ces derniers avaient fait parler d’eux au milieu des années 2000 et durant une bonne décennie, en organisant des combats de rue contre les supporters d’extrême droite du Dynamo Kiev et d’autres clubs du pays. Désormais, ils combattent avec les anarchistes.
[Photo Membres du Hoods Hoods Klan de l’Arsenal de Kyiv. © https://www.instagram.com/hoodshoodsklan]
L’aide des anarchistes européens
« Cinq jours après le début de l’invasion, nous avons lancé un appel à nos camarades d’Europe occidentale, pour qu’ils soutiennent les hommes qui se battent sur le front et les populations civiles situées à proximité des combats », explique de son côté Sergey, un militant antifasciste de Kyiv en fouillant dans un carton, à la recherche d’une ceinture militaire pour un soldat venu compléter son équipement. Dans ce petit local du centre de la capitale ukrainienne, des boîtes de céréales s’entassent à côté de médicaments français ou allemands, et de casques de toutes origines.
« Nous avons monté un réseau appelé “Opération solidarité”, et récemment rebaptisé “Collectifs de solidarité”, afin d’organiser des chaînes logistiques depuis l’ouest du continent. Des camarades polonais rassemblent l’aide dans la région de Rzeszów, au sud-est du pays, puis nous avons deux sites de stockage à Lviv et à Kyiv. Le matériel, les vivres et les médicaments sont distribués au sein des différentes unités et dans les zones où les populations civiles sont dans le besoin, par exemple dans la région de Tchernihiv. » La fédération anarchiste allemande des Blacks Cross Dresden expliquait ainsi le 15 mai dernier avoir collecté 217 400 euros, organisé plusieurs convois en direction de l’Ukraine et livré des véhicules et des drones de reconnaissance.
« L’État ukrainien est totalement corrompu et l’on pourrait durant des jours faire la liste de ses travers, mais il existe en son sein des espaces de liberté, car les oligarques qui se disputent le pouvoir ne peuvent pas tout contrôler. La Russie ne propose de toute façon aucune alternative de société, puisque ce qu’elle demande aux Ukrainiens, c’est tout simplement de disparaître. Nous avons vu ce que signifiait l’occupation russe, des exactions et des meurtres, continue Sergey. Certains camarades des pays occidentaux nous expliquent que les anarchistes de Russie et d’Ukraine devraient tourner leurs fusils vers leurs gouvernements respectifs. Je les invite à venir en Ukraine se rendre compte de la situation. »
Certains courants anarchistes européens ont préféré adopter une posture plus prudente que leurs camarades ukrainiens, appelant simplement à la fin des hostilités ; d’autres préfèrent n’envoyer en Ukraine que des produits humanitaires, sans être impliqués dans des livraisons d’équipements militaires.
« Utiliser des armes américaines ne veut pas dire être une marionnette de Washington et être contre l’impérialisme américain ne doit pas vouloir dire soutenir des dictateurs comme Bachar el-Assad ou Vladimir Poutine. Si tu es pacifiste aujourd’hui, tu dois te battre du côté ukrainien »,conclut Sergey. Alors que les pertes se multiplient dans le Donbass, le président Volodymyr Zelensky ayant récemment évoqué « plusieurs centaines de morts par jour », les autorités ukrainiennes devront de toute façon s’appuyer sur les forces dont elles disposent. Et donc utiliser les armes livrées par Washington comme les bataillons anarchistes.