CGT
Depuis le 24 février dernier, tout le continent européen vit au diapason de la guerre d’agression lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, avec la complicité active du régime d’Alexandre Loukachenko. On voit ainsi s’affronter trois pays, autrefois les plus riches de l’URSS, qu’ils ont pris l’initiative de dissoudre en décembre 1991 avec les accords de Belovej.
Comment a-t-on laissé advenir ce malheur indicible ? Le martyre des civils ukrainiens, tués, torturés, violés, estropiés, la destruction des infrastructures vitales du pays et de ses immenses complexes industriels, le vol des richesses de l’Ukraine, qu’il s’agisse de son blé ou de ses centrales nucléaires sous occupation ; mais aussi la fuite en avant autodestructrice de la Russie qui consent, immobile, au sacrifice de ses enfants au Moloch de la guerre et laisse ses dirigeants, aussi vils que médiocres, abaisser le rideau de fer.
Et pourtant, comme le proclamait publiquement dès le 24 février le BKDP, la centrale syndicale indépendante biélorusse, « Il n'y a aucune nation dans le monde qui veut la guerre. Les peuples russe, ukrainien et biélorusse ne font pas exception. Peu de personnes dans le monde ont subi des pertes aussi terribles, sacrifié dans leur histoire la vie de dizaines de millions de leurs citoyens, comme ces trois peuples proches les uns des autres. Et le fait que le gouvernement russe ait déclenché une guerre contre l'Ukraine aujourd'hui ne peut être compris, justifié ou pardonné. Le fait que l'agresseur ait envahi l'Ukraine depuis le territoire du Belarus avec le consentement des autorités biélorusses ne peut être ni justifié ni pardonné. »
Le défaitisme révolutionnaire au Belarus
Mi-avril, les autorités biélorusses mettaient sous les verrous la direction de ce syndicat et entamaient dans la foulée la liquidation officielle de ses organisations membres en les déclarant extrémistes, menaçant ainsi de potentielles poursuites leurs adhérents ordinaires1. Alexandre Loukachenko semble ainsi parachever son rêve de toujours d’anéantir tout mouvement syndical indépendant au Belarus. Jusqu’à présent, ces velléités ont pu être contrées par la solidarité syndicale internationale et le recours aux mécanismes de suivi de l’état des libertés syndicales par l’OIT. Le dictateur biélorusse a pourtant d’emblée donné une couleur antisyndicale à son long règne en écrasant, dès 1995, la grande grève des travailleuses et travailleurs du métro de Minsk. Au fil de ses oukases, il a rapidement installé dans le pays un système de relations de travail coercitif. La main-d’œuvre biélorusse, massivement salariée par le biais de CDD d’un an, peut subir le licenciement ou l’ajustement salarial à tout moment, mais ne peut pas mettre fin à son contrat avant terme. En cas de chômage, les Biélorusses doivent s’acquitter au plein tarif des services publics subventionnés par l’Etat pour faire pardonner leur « parasitisme social ».
Pourtant, ces travailleuses et travailleurs, sensés obéir au doigt et à l’œil tant à l’oligarchie d’état qu’à la conjoncture économique, ont fait trembler le régime, en se mettant en grève générale lors de la révolution de 2020. Et si la force brute de la police et l’iniquité des juges ont remis le couvercle sur la marmite sociale, la résistance biélorusse est loin d’être morte.
Union sacrée ou résistance passive en Russie
La guerre polarise le paysage syndical en Russie, où la principale centrale, la FNPR, soutient activement « l’opération spéciale », appelle Poutine à « ne pas reculer »2 et place sous le signe du Z les traditionnels rassemblements du 1er mai. Suspendue de la CSI, elle voit dans la guerre et le régime des sanctions économiques une opportunité unique de développement autonome de la Russie. La FNPR, qui joue la carte de la plus grande organisation de masse du pays, se retrouve ainsi à l’unisson avec le patronat3 et le gouvernement russe qui fait pour le moment la sourde oreille à ses appels à la cogestion.
Quant à la KTR, deuxième organisation syndicale du pays, son conseil exécutif a adopté le 25 février une déclaration antiguerre, rappelant son engagement internationaliste et pacifiste4. Avant que le Parlement russe ne renforce la législation répressive contre l’activisme antimilitariste, ce dernier a souvent pris la forme de pétition par corps de métiers. Signalons ainsi la pétition des enseignants5 qui a réuni plus de cinq-mille signatures en une semaine, avant d’être suspendue par ses initiateurs pour ne pas exposer les signataires aux risques de persécutions judiciaires. Depuis le début de la guerre les autorités russes ont multiplié les actions visant à mettre le système éducatif sous la coupe de l’idéologie patriotique et impérialiste. La capacité de résistance des professeurs et des maîtres d’école devient désormais centrale pour préserver les chances de la jeune génération russe d’acquérir l’esprit critique dont elle aura besoin pour rebâtir un jour son pays.
L’Etat russe face à la crise économique
Pour faire face à la crise économique qui a déjà durement touché le secteur des transports ou la construction automobile, le gouvernement russe a activé les filets collectifs de sécurité comme le chômage partiel ou les allocations familiales, mettant sous son contrôle immédiat la gestion des minimas sociaux et des fonds de sécurité sociale. Notons que les allocations familiales constituent l’un des principaux pivots de transferts sociaux en Russie et, conjuguées à la rareté de l’emploi salarié, elles font peser sur les femmes une énorme pression reproductive. Pour financer ces « largesses », la Russie vient de dénoncer de façon unilatérale l’accord sur les retraites, conclu en 1992 entre les anciennes républiques de l’URSS. Ainsi, à rebours du discours officiel embué de nostalgie, le pouvoir russe casse ostensiblement l’outil de solidarité intergénérationnelle et interétatique qui était d’autant plus indispensable que l’économie du pays fait abondement appel à la main-d’œuvre migrante issue de ces pays. Par ailleurs, début août est entrée en vigueur la loi autorisant toute entreprise qui exécuterait des commandes militaires à déroger aux dispositifs du code du travail.
La consensualité apparente de la société russe est néanmoins trompeuse. La conflictualité de travail y est d’autant plus présente que l’effectivité du droit d’association, de grève et de négociation collective est très contrariée6 par la législation adoptée au début des années 2000. L’Etat russe continue de se porter garant de l’ordre économique néolibéral à l’intérieur du pays. Les gages qu’il a donnés en mars aux patrons de l’économie numérique locale ne se sont-ils pas traduits en avril par la répression de la grève des livreurs, protestant contre la tyrannie des plateformes qui font des coupes nettes dans leurs salaires 7? Cet alliage de la répression, du paternalisme et du dirigisme suffira-t-il pour contenir le mécontentement politique et social larvé ?
L’engagement des syndicats ukrainiens
Les travailleuses et travailleurs de l’Ukraine et leurs syndicats sont confrontés à une situation de guerre et d’occupation depuis huit ans. Le 24 février, la guerre a changé d’échelle, faisant planer une menace pour la survie de la nation ukrainienne. Des dizaines de milliers de syndicalistes sont partis se battre au front ou se sont engagés dans la défense territoriale. Les deux principaux syndicats du pays, la FPU et la KVPU, contribuent activement à l’effort de défense nationale et sont très impliqués dans l’aide aux déplacés intérieurs. Compte tenu de l’ampleur de l’agression russe, la solidarité syndicale internationale s’est rapidement avérée nécessaire pour faire face à l’afflux de réfugiés. Elle s’organise via différents réseaux syndicaux et notamment ceux de la CES et de la CSI. En France, l’aide syndicale à l’Ukraine est coordonnée au sein de l’intersyndicale qui réunit huit organisations (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, Unsa, FSU, Solidaires). Les syndicalistes français se sont ainsi rendus fin juin à Oujgorod, en Ukraine, dans le cadre d’un premier convoi syndical humanitaire8.
Les organisations syndicales ukrainiennes se voient contraintes d’employer une partie de leur énergie pour combattre le relativisme et le campisme qui se manifestent au sein du syndicalisme international. Ainsi doivent-elles rappeler « [qu’elles soutiennent] sans hésitation l'appel à un cessez-le-feu, s’il est accompagné par un appel au retrait des troupes russes de tous les territoires occupés de l'Ukraine, à la restauration de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et à la traduction en justice de tous les responsables de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide ». Dans leur courrier commun adressé le 10 mai dernier à tous les membres de la CSI, elles soulignent que « l'agresseur-occupant et le pays touché, le violeur et sa victime ne peuvent être mis sur le même plan », avant d’affirmer l’évidence qui échappe étrangement à certains : « Si l'Ukraine baisse les armes, il n'y aura plus d'Ukraine et il n'y aura pas de paix en Europe et dans le monde entier ; si la Russie baisse les armes, il n'y aura plus de guerre. »
Attaques contre le droit du travail en Ukraine
Mais les syndicats d’Ukraine doivent également tenir le front de la politique intérieure, où les nuages ne cessent de s’accumuler. Une première tentative de la présidence Zelensky de défaire le droit du travail et les libertés syndicales a été lancée en décembre 2019. Le Code du travail devait alors disparaître au profit d’un nouveau texte très allégé. Tenant en 99 articles seulement, sensés incarnés la frugalité et le dépouillement de la pensée ultralibérale, ce Code indigent conduisait l’Ukraine à dénoncer 37 conventions de l’OIT, dont 6 fondamentales sur les 71 ratifiées. Cette attaque frontale s’est enlisée dès le printemps 2020, contrée par la mobilisation des travailleuses et travailleurs et l’action coordonnée de la FPU et de la KVPU, ainsi que par la solidarité du mouvement syndical international et européen qui a envoyé une mission conjointe de la CSI et de la CES à Kyiv9. Face à ce premier échec, le pouvoir a introduit une nuée de projets de lois toxiques qui détricotent les garanties individuelles et collectives des travailleurs. Cette réforme rampante continue à être mise en œuvre dans des conditions très défavorables à l’action syndicale, car l’état de guerre interdit10 de recourir à toute protestation dans la rue ou dans l’entreprise. Ainsi, depuis la mi-mars, le Parlement ukrainien examine et vote des lois qui laissent les mains de plus en plus libres aux employeurs. Les difficultés économiques que les oligarques ukrainiens rencontrent face à la guerre11 sont ainsi reportées sur les épaules des travailleuses et des travailleurs. Une de ces propositions de loi, enregistrée au Parlement en avril 2021 et dénoncée par la CSI et la CES12, focalise l’inquiétude des syndicats. Signé par le président Zelensky le 17 août 2022, ce texte prive de la protection du Code du travail 70 % de la main-d’œuvre ukrainienne. La commission de la Rada, chargée de suivre l’intégration de l’Ukraine à l’UE, a pourtant jugé que ce projet de loi « affaiblit le niveau de protection du travail, réduit la portée des droits du travail et des garanties sociales des employés par rapport à la législation nationale actuelle, ce qui contredit les obligations de l'Ukraine conformément à l'accord d'association, et ne respecte pas le droit de l’[UE] »13 Les syndicats ukrainiens, soutenus par la CSI et la CES, ont annoncé leur intention de contester cette loi devant la Cour constitutionnelle d’Ukraine, l’OIT et d’autres instances internationales et européennes14.
Ravagée par la guerre, l’Ukraine a les yeux tournés vers l’avenir. A chaque bombardement, à chaque tir d’artillerie, elle pleure ses morts, mais jure de se relever et de se reconstruire. Mais cette promesse ne sera jamais atteinte sans la justice sociale.
Le 3 septembre 2020, les mineurs de l’usine de KZRK de Kryvyï Rih refusaient de remonter à la surface de la terre, entamant une grève souterraine de quarante-quatre jours pour exiger la hausse des salaires, la juste reconnaissance de la pénibilité de leurs métiers et la liberté de défendre leurs droits sociaux. La lutte fut victorieuse. Furieux de devoir céder devant les grévistes, le patronat les a poursuivis devant les tribunaux. Début mai 2022, la Cour suprême de l’Ukraine a enfin donné raison aux syndicats, considérant que l’action de protestation était parfaitement légale15. Cette belle victoire sur le front social en appelle d’autres sur tous les terrains.
Annexe
En Ukraine, comme en Russie ou au Belarus, les droits sociaux et syndicaux se retrouvent aussi parmi les victimes de guerre.
Tandis qu’en Russie des voix officielles s’élèvent pour demander que la population carcérale soient employée dans l’économie et le complexe militaro-industriel ou pour asséner que durant la deuxième guerre mondiale « personne ne demandait de salaires »16, les syndicalistes ukrainiens doivent faire face à des réformes ultra-libérales qui placent trois quart de la main d’œuvre ukrainienne en dehors des dispositions du code du travail.
Mais alors que les syndicats russes sont réduits au silence ou compromis dans leur soutien au régime de Poutine, qu’au Belarus les autorités liquident les syndicats indépendants et incarcèrent leurs dirigeants17 ; nous publions ci-dessous la déclaration de nos camarades de la FPU rendue publique le 19 août dernier suite à la promulgation par le président Zelensky de la loi n°537118 qui confirme leur volonté de combattre la casse des droits sociaux et syndicaux en Ukraine.
Le même jour la CSI et la CES envoyaient une lettre conjointe à Charles Michel et à Ursula von der Leyen en soulignant que la promulgation de la loi n°5371 « a fait monter d’un cran les attaques persistantes contre les syndicats d’Ukraine, inspirées par les oligarques qui se tiennent derrière le parti qui dirige le pays et qui se fichent des intérêts des gens. Non seulement ils poussent pour l’adoption d’une législation antisociale, mais ils orchestrent des campagnes de diffamation, détournent des moyens d’investigation pour attaquer les leaders syndicaux, interfèrent dans les affaires internes des syndicats, tentent de faire saisir leur propriété qui est aujourd’hui utilisée pour abriter des milliers de déplacés interieurs … L’Union européenne ne peut pas rester muette face à ces actions et nous attendons une condamnation claire et sans équivoque de ces actes incessants et contraires aux valeurs et aux principes de l’UE»
Déclaration de la Fédération des syndicats d'Ukraine (FPU)19
19 août 2022
Le 17 août 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, au lieu d’y opposer son veto, comme attendu par les travailleurs, a signé la tristement célèbre loi ukrainienne "sur les modifications de certains actes législatifs visant à simplifier la réglementation des relations de travail dans les petites et moyennes entreprises", votée par le parlement le 19 juillet. Cette loi introduit des formes extrêmes de libéralisation des relations de travail et prive les travailleurs des entreprises ukrainiennes de moins de 250 employés de l'un de leurs droits fondamentaux - le droit à la protection du travail et à la négociation collective.
Pendant plus de 15 mois, la FPU, en solidarité avec d'autres syndicats et avec le soutien du syndicalisme international, s'est activement opposée à l’adoption en période de guerre du projet de loi anti-travailleur n°5371. Nous sommes reconnaissants à tous les syndicalistes ukrainiens, à la CSI et à la CES, aux centrales syndicales nationales, aux syndicats mondiaux (global unions), aux organisations syndicales de différents niveaux, ainsi qu’aux syndicalistes des dizaines de pays qui ont rejoint la campagne internationale initiée par la FPU sur le site LabourStart en signant la pétition demandant le veto présidentiel sur cette odieuse loi.
Les syndicats restent sur la ligne de lutte contre l'injustice dans le domaine du travail et continuent à avertir les autorités que cette loi viole de manière flagrante non seulement les conventions fondamentales de l'OIT, mais également l'accord d'association de l'Ukraine avec l'UE, l'accord sur libre-échange entre l'Ukraine et le Canada, l'Accord de coopération politique, de libre-échange et de partenariat stratégique entre l'Ukraine et la Grande-Bretagne, la Charte sociale européenne, et que de telles violations auront des conséquences.
Il convient de rappeler que le Parlement européen, dans sa résolution du 11 février 2021 concernant la mise en œuvre de l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne, a appelé le gouvernement ukrainien à « accorder la priorité à la mise en œuvre des normes internationales du travail ainsi que de la législation et des pratiques de l’Union dans les domaines de la politique sociale, de l’emploi et du travail, des règlements en matière de convention collective, de dialogue social, d’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que des réformes de la législation sur le travail afin de garantir que les intérêts des partenaires sociaux soient pris en considération et que les droits des employés soient protégés conformément aux dispositions de l’accord d’association. »
Les parlementaires européens ont fait remarquer au gouvernement ukrainien que « les efforts déployés pour améliorer le climat des affaires afin d’attirer les investissements directs et de promouvoir la croissance économique ne doivent pas nuire aux droits des travailleurs ni à leurs conditions de travail. » (paragraphe 110).
La FPU et les syndicats ukrainiens soulignent qu'ils poursuivront la lutte pour les droits des travailleurs. Cependant, compte tenu de l'introduction de la loi martiale suite à l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, les syndicats ne peuvent pas manifester dans la rue et recourir à la grève. Par conséquent, nous contesterons la loi devant la Cour constitutionnelle d'Ukraine, l'Organisation internationale du travail et d'autres instances internationales et européennes.
Nous nous opposerons également vigoureusement à des dizaines d'autres lois antisociales et antisyndicales que les lobbyistes du gouvernement tentent de faire adopter au parlement.
Les syndicats lancent un appel aux employeurs, aux entreprises socialement responsables de s'abstenir d'appliquer les termes de cette loi, afin de ne pas perdre le personnel nécessaire à la reconstruction de l'Ukraine.
Nous soulignons que personne ne peut obliger un salarié à signer un contrat de travail conclu sous pression - il est nul et non avenu. Contactez le syndicat pour obtenir des conseils sur vos droits. Si vous êtes demandeur d'emploi et qu'on vous propose un contrat avec des conditions défavorisées, rappelez-vous que le contrat ne peut pas déroger aux normes définies par la loi et la convention collective.
Contactez les syndicats pour vous protéger !
En cette période difficile, notre objectif n'est pas de bloquer le processus législatif ou de rechercher la confrontation avec les autorités publiques et les employeurs concernant la réforme de la législation du travail. Notre objectif est de rechercher un consensus à travers la préparation et l'adoption du nouveau Code du travail de l'Ukraine, l’adoption de décisions économiquement justifiées et socialement équilibrées dans le domaine du travail, de la protection des droits des travailleurs et des syndicats.