Jean Vogel
Nicolaï Platonovitch Patrouchev est le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Il fait partie du premier cercle entourant Poutine. Parfois mentionné comme son « idéologue », on en parle aussi comme d’un éventuel successeur.
Dans un long entretien publié le 26 avril dans Rossiyskaya Gazeta, le journal semi-officiel publié par le gouvernement russe, il a développé sa vision du contexte et des enjeux de la guerre contre l’Ukraine.[i]
Au début du mois de mars, dans un texte rédigé pour accompagner les premiers pas d’un mouvement de solidarité en Belgique, je rétorquais à ceux qui affirmaient voir dans « l’opération spéciale » de Poutine une réponse défensive contre l’extension à l’Est de l’OTAN, l’encerclement et les préparatifs d’agression contre la Russie : « En ce début 2022, la Russie n’était militairement menacée ni par l’OTAN, ni, bien évidemment, par l’Ukraine. La crise internationale puis la guerre ont été déclenchées par Poutine à froid, aux moments qu’il a choisis. Pourquoi maintenant ? … Poutine a voulu profiter du recul global des Américains, de la priorité qu'ils accordent à l'affrontement avec la Chine, de leur récente déroute en Afghanistan et de leurs tensions avec l'UE pour négocier quelque chose comme un "nouveau Yalta" – s’accorder avec eux sur des sphères d'influence stabilisées … Poutine ne reproche pas à l’OTAN d’être une structure impérialiste, il lui reproche d’entraver sa volonté de reconstituer une sphère d’influence impérialiste russe digne de ce nom (la sienne se limite pour l’instant à la Biélorussie de Loukachenko et à la Syrie de Bachar el-Assad) ».[ii]
Que dit le texte publié dans la Rossiyskaya Gazeta à ce sujet ? Patrouchev est limpide : l’action russe représente une réponse à l’hégémonie américaine en déclin : « Les élites américaines se souviennent de la manière dont les États-Unis ont réussi à devenir une superpuissance après deux guerres mondiales, mais aujourd'hui, elles ne veulent pas accepter que l'empire mondial américain est à l'agonie. C'est la réalité dans laquelle il est nécessaire de vivre et de construire la ligne de comportement optimale ». C’est une réponse qui n’est pas seulement d’ordre stratégique, elle est totale : « A cet égard, la Russie a choisi la voie de la protection totale de sa souveraineté, de la défense ferme des intérêts nationaux, de l'identité culturelle et spirituelle, des valeurs traditionnelles et de la mémoire historique ». La posture n’est pas défensive mais offensive. La Russie est la première puissance à avoir osé se dresser, s’affirmer et briser le cadre du vieil ordre mondial américano-centré : « Les États-Unis font tout pour que les autres centres du monde multipolaire n'osent même pas lever la tête, et notre pays a non seulement osé, mais a déclaré publiquement qu'il ne jouerait pas selon les règles imposées. »
Pour préserver leur omnipotence, les Etats-Unis cherchent à anéantir la Russie et à cette fin ils ont eu recours à l’Ukraine : « Dans le but de supprimer la Russie, les Américains, par l'intermédiaire de leurs protégés à Kiev, ont décidé de créer un antipode de notre pays, choisissant cyniquement l'Ukraine pour cela, essayant de diviser essentiellement une seule nation. N'ayant pas réussi à trouver une base positive pour attirer les Ukrainiens à ses côtés, bien avant le coup d'État de 2014, Washington a inculqué aux Ukrainiens l'exclusivité de leur nation et la haine de tout ce qui est russe » L’Ukraine n’existe pas en tant que nation particulière, elle est devenue l’Anti-Russie et elle représente le nazisme d’aujourd’hui, derrière lequel on trouve les Occidentaux, exactement de la même façon où ce sont les Américains (et non les grands capitalistes allemands) qui tiraient les ficelles du nazisme des années 30 et 40 : « Dans les années 30, l'Occident non seulement n'a pas nié, mais a activement contribué à la formation et au renforcement du pouvoir du fascisme en Allemagne. Les grandes entreprises se sont particulièrement distinguées. C'est plus tard, après la guerre, que les historiens occidentaux ont créé le mythe des industriels allemands qui auraient apporté la principale contribution à la création de l'économie de guerre d'Hitler. Certaines entreprises américaines ont collaboré avec les nazis jusqu'en 1943, c'est-à-dire même jusqu'au tournant décisif de la guerre... Aujourd'hui, l'histoire se répète. L'Occident continue d'apporter le soutien le plus actif aux néo-nazis ukrainiens, en continuant d'alimenter l'Ukraine en armes ».
Le principal point commun entre le nazisme du passé et le néo-nazisme d’aujourd’hui est sa volonté de réaliser un génocide du peuple russe : « Il fut un temps où le fascisme hitlérien rêvait de détruire toute la population russe, et aujourd'hui ses adeptes, selon les préceptes d'Hitler, tentent de manière blasphématoire de le faire avec les mains des Slaves ».
L’Ukraine d’aujourd’hui n’existe que par l’effet de la terreur néo-nazie : « S'il y a quelque chose qui unit les peuples vivant en Ukraine aujourd'hui, c'est uniquement la peur des atrocités des bataillons nationalistes ». Elle est donc inévitablement vouée à la fragmentation et à la disparition en tant qu’Etat : « le résultat de la politique de l'Occident et du régime de Kiev qu'il contrôle ne peut être que la désintégration de l'Ukraine en plusieurs États ».
Avec la guerre ukrainienne les Etats-Unis ont obtenu un second résultat, l’Europe s’est entièrement alignée sur eux, l’Amérique est « libérée de sa principale crainte géopolitique - l'union politique et économique de la Russie et de l'Europe ». Contrairement au passé, les Européens n’ont plus la moindre velléité d’indépendance, ils se sont totalement soumis, « ils sont heureux de faire un pas dans la direction de l'abîme que les États-Unis ont creusé pour eux. En ce sens, beaucoup de choses ont changé depuis la guerre froide. A l'époque, les Européens résistaient à Washington avec plus de confiance... À cette époque, le mur était à Berlin, et l'élite européenne actuelle a un mur dans la tête ».
Dans les conditions où il n’existe qu’un seul bloc occidental homogène sous la direction de Washington, le renversement du vieil ordre mondial entrepris par la Russie ne peut avoir qu’une seule conséquence pour les Européens. Cinq millions d’Ukrainiens ont déjà migré en Europe, ils seront bientôt dix millions. Ils apportent avec eux leur parasitisme (« la plupart des Ukrainiens qui sont venus en Occident pensent que les Européens devraient les soutenir et subvenir à leurs besoins, et lorsqu'ils sont obligés de travailler, ils commencent à se rebeller »), leurs réseaux criminels (qui tenteront de « mettre sous contrôle les groupes criminels locaux »), la vente d’enfants orphelins, le trafic d’organes humains destinés à des patients européens, la covid, l’hépatite virale, la tuberculose, la rubéole et la rougeole, contre lesquelles ils ne sont pas vaccinés et, last but not least, des « dizaines de milliers de radicaux ukrainiens formés et expérimentés au combat qui ont déjà trouvé un langage commun avec les fans européens d'Hitler ». Mais ce n’est pas tout. Les sanctions anti-russes vont provoquer une crise alimentaire mondiale : « des dizaines de millions de personnes en Afrique ou au Moyen-Orient seront au bord de la famine à cause de l'Occident. Pour survivre, ils se précipiteront vers l'Europe ».
Conclusion plus que probable, selon Patrouchev, l’Europe va sans doute disparaître: « Je ne suis pas sûr que l'Europe survivra à la crise. Les institutions politiques, les associations supranationales, l'économie, la culture et les traditions risquent de faire partie du passé ». On admirera comment ce diagnostic sinistre combine harmonieusement la thématique d’extrême-droite du Grand Remplacement (avec toute la gamme des maux attribués aux migrants) et la mise en garde ordinairement de gauche sur la menace néo-nazie. C’est le seul point sur lequel les migrants ukrainiens diffèrent de ceux venus d’Afrique ou du Moyen Orient, le nazisme remplace l’islamisme. Patrouchev est bien dans la lignée d’une vieille tradition de la propagande impériale de la Russie depuis la Révolution française, qui juxtaposait des thèmes ultra-réactionnaires et progressistes, en entretenant ses soutiens aux deux extrêmes du spectre politique en Occident. A l’époque, un auteur « russophobe », Karl Marx, avait d’ailleurs exposé à plusieurs reprises ce procédé.
Mais il ne s’agit que d’un procédé. Ni la filiation, ni les valeurs dont se revendique Patrouchev n’ont rien de progressiste. Le conflit entre la Russie et l’Europe porte d’abord sur les valeurs, nous dit-il. Lesquelles ? « Nos valeurs spirituelles et morales nous permettent de rester nous-mêmes, d'être honnêtes avec nos ancêtres, de préserver l'individu, la société et l'État. Les Européens, par exemple, ont fait un choix différent. Ils ont adopté des valeurs dites libérales, alors qu'il s'agit en réalité de néolibéralisme. Il promeut la priorité du privé sur le public, l'individualisme qui supprime l'amour de la patrie, et le dépérissement progressif de l'État ». Cela reste très vague même si l’on voit que le néolibéralisme n’a pas ici la signification qu’on lui donne couramment en soulignant au premier chef la généralisation de la logique du marché dans toutes les sphères de l’existence. Mais, ajoute-t-il, il y a des leçons que les Européens n’ont toujours pas apprises. C’est un passage clé de cet entretien : « N'oubliez pas que tous les bouleversements historiques commencent par la diffusion d'idées populaires mais potentiellement destructrices. Pensez à la Révolution française. De ses slogans mal interprétés a émergé la tyrannie de Napoléon, qui a noyé la moitié de l'Europe dans le sang, mais s'est cassé les dents sur la Russie. Qu'a fait notre pays ? Démembré la France, brûlé Paris ? Non, l'empereur Alexandre Ier a restauré le statut d'État français et, en 1815, a initié la création de la Sainte-Alliance en Europe. L'Alliance visait à respecter l'intégrité territoriale des États, à supprimer les mouvements nationalistes et à assurer à l'Europe quarante ans d'existence pacifique ».
Les « idées populaires mais potentiellement destructrices » qui sont à l’origine de cette sinistre Révolution française sont bien évidemment celles de droits de l’homme et de souveraineté du peuple. Que la tyrannie de Napoléon y trouve ses racines plutôt que d’en représenter la négation (les droits de l’homme) ou la perversion (la souveraineté du peuple), voilà une thèse classique de la tradition contre-révolutionnaire qu’aucun démocrate, ni aucun libéral n’a jamais reprise à son compte. Et la célébration de la Sainte Alliance de 1815 et du rôle de la Russie tsariste dans son établissement et dans l’étouffement par la force de toutes les aspirations libérales et nationales en Europe au cours des décennies qui suivirent ne fait que confirmer l’inscription de l’idéologue poutinien dans cette tradition.
La guerre que la Russie doit mener contre l’héritage des Lumières et de la Révolution n’est donc pas seulement d’ordre politique. Elle concerne les valeurs, la culture, l’éducation : « Détruire notre éducation en imposant des modèles d'enseignement dits progressistes est une tâche aussi stratégique pour les Occidentaux que, par exemple, de rapprocher l'OTAN de nos frontières. En fait, il n'y a rien de progressiste. Aux États-Unis, par exemple, de nombreuses personnes disent déjà qu'il faut chanter et danser en cours de mathématiques, car la résolution de problèmes et d'équations opprime et discrimine quelqu'un. Nous n'avons pas besoin d'un tel "progrès". La situation actuelle prouve la nécessité de défendre les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes, de réformer le système d'éducation et d'instruction avec le retour des avantages historiquement justifiés de l'école nationale ».
La crise mondiale ouverte par la guerre d’Ukraine implique une réorientation complète de la position russe dans le système des relations internationales et du modèle économique du pays.
La position de la Russie dans l’économie mondiale va changer : « Aujourd'hui, la Russie se réoriente du marché européen vers les marchés africains, asiatiques et latino-américains ». Mais lorsqu’il s’agit de concrétiser ce tournant, un nom manque, un nom qui n’apparaît d’ailleurs pas une seule fois dans tout cet entretien : la Chine. Patrouchev parle de l’ASEAN (Sud-Est Asiatique), d’un ensemble désormais dépourvu de substance comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou de Organisation de Coopération de Shanghai, jamais du rapport à la Chine en tant que tel. Dans cette « amitié sans limite » la Russie a plus besoin de la Chine que la Chine de la Russie et sa dépendance de cette dernière ne peut que s’accroître de plus en plus. A l’intérieur, sans remettre en cause « l'économie de marché et à la participation aux chaînes de production mondiales », il s’agit de s’orienter vers plus de protectionnisme et de substitutions aux importations, à travers des formes de réindustrialisation réalisées sous la férule de l’État.
Les propos de Patrouchev éclairent une nouvelle fois la nature de la Russie de Poutine qu’une fraction de la gauche continue à considérer comme une « puissance anti-hégémonique ». Son antagonisme envers « l’Occident » relève idéologiquement d’une version grand-russe du « choc des civilisations », à travers le rejet des valeurs libérales et démocratiques, le culte de l’autorité, de la tradition et de la puissance, l’exaltation du nationalisme et du militarisme. Elle donc totalement réactionnaire.
[i] https://rg.ru/2022/04/26/patrushev-zapad-sozdal-imperiiu-lzhi-predpolagaiushchuiu-unichtozhenie- Trad. Angl. : https://www.stalkerzone.org/patrushev-the-west-has-created-an-empire-of-lies-presupposing-the-destruction-of-russia/
[ii] http://www.europe-solidaire.org/spip.php?page=spipdf&spipdf=spipdf_article&id_article=61622&nom_fichier=ESSF_article-61622