Dmitri Joukov
La place de la Russie dans les relations internationales est fortement liée aux dynamiques sociales et économiques de la Russie, bien plus qu’au rapports avec les États-Unis.
Pour parler de la place de la Russie en politique internationale il est nécessaire d’indiquer quelques points méthodologiques. Premièrement il est important d’éviter la soi-disant « géopolitique » dans nos jugements, c’est à dire la vision du processus planétaire comme l’image abstraite du jeu des grandes puissances ignorant totalement le point de vue des oppriméEs et exploitéEs. En effet, cette image n’est qu’une construction idéologique pour résoudre des problèmes internes. Et on voit sa trace par exemple dans l’interprétation de la guerre en Ukraine comme l’effacement des États-Unis par rapport à la Russie en négligeant l’oppression du peuple ukrainien.
De l’autre côté, parmi les gauches russes il y a cette opinion très répandue que chaque pas du gouvernement dans ses affaires extérieures vise une scission de l’opposition à l’intérieur du pays. Parfois cela relève de la théorie du complot, mais néanmoins cette approche peut nous faire ouvrir les yeux sur le fait que les frontières entre la politique intérieure et extérieure de la Russie sont brouillées. Et nous voyons la rapidité avec laquelle Poutine se dépêche d’inclure les territoires ukrainiens dans la Russie tandis que la machine de la propagande fait parler de « la menace occidentale » les vieilles retraitées appauvries par les réformes néolibérales.
Le reflux du pouvoir de Poutine
Voilà pourquoi il est nécessaire de commencer la discussion sur la place de la Russie dans la politique internationale par le mois de décembre 2011, quand des falsifications d’une ampleur jamais vue lors des élections au parlement ont montré la perte de la légitimité du gouvernement russe. Suivies par les « élections de Poutine », cela a produit une mobilisation remarquable de l’opposition russe. Ce mouvement a uni tous les camps politiques, y compris l’extrême droite (assez nombreuse à l’époque) et les libéraux, les plus puissants. Les manifestations sur la place Bolotnaïa en décembre 2011 et en mai 2012 ont réuni jusqu’à 100 000 manifestantEs. Poutine a eu peur.
La réponse du pouvoir a été brutale et répressive, mais les cotes d’opinion de Poutine ont commencé à baisser. C’est à cette époque que le gouvernement a commencé à utiliser la politique internationale comme moyen d’influence propagandiste. La rhétorique de « l’occident pourri qui veut dénaturer nos valeurs traditionnelles » a permis d’entrainer les forces de droite de l’opposition et réveillé les sentiments anti-occidentaux de la génération âgée. Quand les protestations en Ukraine ont commencé en novembre 2013, la machine propagandiste et le gouvernement russe étaient déjà prêts à les traiter comme « machinations des États-Unis ». Et à la suite de quelques pas aventuristes et très dangereux, comme l’occupation de la Crimée et l’invasion armée à l’est de l’Ukraine, Poutine a réussi à construire une propagande solide et a obtenu 80 % d’approbation.
L’occupation de la Crimée était cependant un acte d’impudence inouïe. Ce n’était pas seulement mépriser les accords avec l’Ukraine (les mémorandums de Budapest de 1996) mais aussi réorganiser les frontières nationales, et remettre en cause l’ordre fragile des relations internationales. La réaction faible des institutions internationales a permis que la puissance russe se sente capable d’une politique autoritaire par rapport à son peuple mais aussi par rapport aux peuples voisins.
Alors la guerre totale avec l’Ukraine n’était qu’une question de temps
Juste avant le 24 février, en janvier, des protestations massives au Kazakhstan ont eu lieu. La révolte a commencé par les revendications contre l’augmentation des prix du gaz et contre l’inégalité économique. Assez rapidement, les manifestations pacifiques se sont changées en affrontement militaire avec la police et ont intégré des revendications politiques comme la démission du gouvernement. Le soulèvement a réussi, la plus grande ville du Kazakhstan, Almaty, était sous le contrôle des rebelles, ils ont occupé l’aéroport, les bâtiments administratifs étaient vides, il n’y avait pas de police ni d’armée. Le président a demandé l’aide de Poutine. Pour « stabiliser la situation dans la région », l’intervention de l’OTSC a été décidée. L’Organisation du traité de sécurité collective est une organisation militaire fondée en 2002 qui sert à garder l’influence russe dans les pays de l’ex-URSS (les États membres sont l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, le Tadjikistan). Elle ne sert qu’à la répression des mouvements populaires.
En Bélarus pendant les protestations de 2020 la Russie a activement imposé son aide policière : les manifestations étaient plutôt paisibles et Loukachenko a refusé au départ. Mais les travailleurs des médias publics ont commencé une grève et deux avions avec des propagandistes russes sont arrivés à Minsk. Poutine est un grand ami des dictateurs : la présence russe en Afrique en est la démonstration. Il n’y a pas de troupes régulières russes en Afrique, il y a seulement des sociétés militaires privées et des spécialistes dans les médias. La différence avec l’influence soviétique saute aux yeux : l’URSS a beaucoup investi dans les pays africains, premièrement dans l’infrastructure sociale, dans l’armement des régimes orientés vers le socialisme et dans la préparation des spécialistes techniques. La Russie de Poutine soutient les autocraties africaines par les mercenaires et propagandistes, contribuant ainsi à la poursuite des guerres civiles sur le continent. En même temps, la présence économique de la Russie est minimale (environ 1% d’investissements étrangers) donc l’enjeu est tout à fait politique.
La guerre en Syrie donne un bel exemple de la politique extérieure russe, très différent si on compare avec l’Afrique. La présence russe en Syrie était largement promue dans les médias et le régime russe en a beaucoup profité quand la guerre à l’est de l’Ukraine a été arrêtée. En 2015 on a dit en Russie que Poutine avait raté le Donbass, et en septembre « la mission spéciale » en Syrie a commencé. En déclarant la guerre à Daech, l’armée régulière russe a été employée contre les opposants au régime d’Assad avec de nombreuses victimes parmi les civils, des bombardements d’hôpitaux et l’utilisation d’armes illégales. En continuant d’évoquer les liens entre Poutine et les dictateurs, il faut évoquer que la Russie a été le premier pays à saluer le coup d’État militaire en Birmanie. Et après le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan, le ministre des Affaires étrangères Lavrov les a invités à Moscou pour installer les relations diplomatiques avec le nouveau gouvernement. Lavrov les a nommés les « bons mecs » alors qu’ils figurent sur la liste des organisations terroristes dont l’activité est interdite en Russie.
Les dynamiques particulières de la Russie
Il ne faut pas surestimer le danger de la Russie car cette surestimation est aussi une bonne partie de la propagande russe. Mais c’est aussi assez périlleux de la sous-estimer, car le manque de légitimité et le sentiment de permissivité montrent que le gouvernement n’a rien à perdre, qu’il est prêt à tout pour garder son pouvoir. Et il faut dire que Poutine sait utiliser les fautes de ses ennemis. Le moment pour commencer la guerre totale en Ukraine a été choisi à cause des contradictions dans l’OTAN : la politique d’isolement de Trump a affaibli l’organisation et ces liaisons internationales. De plus, le retrait des forces armées des États-Unis d’Afghanistan a marqué leur position chancelante. Ce sont plutôt des signes que des processus réels, mais ils permettent à Poutine de faire des déclarations sur le rôle crucial de la Russie dans cet « ordre nouveau » de la géopolitique. Il est vraiment prématuré d’affirmer « la chute de l’hégémonie des États-Unis et leurs alliés », mais c’est un fait accompli pour la propagande et pour l’opinion publique en Russie. Et ce fait imaginaire est d’une grande importance pour le développement des sentiments pro-guerres et le soutien à Poutine.
Un des arguments les plus fréquents de la propagande poutinienne pour montrer l’agression de l’Occident est la politique des sanctions, commencée en 2014 et augmentée en 2022. En même temps, l’abaissement de l’import a mené à l’isolation partielle de la Russie, qui pourrait limiter les conséquences de la politique monétaire covidienne des banques centrales, c’est-à-dire l’inflation globale. Le taux d’inflation était d’environ 15 % en été. C’est comparable à certains pays d’Europe mais beaucoup moins que dans certains pays en développement (comme la Turquie et l’Argentine). Le rouble s’est fortement apprécié contre le dollar et l’euro. Mais ce n’est probablement qu’un effet à court terme. Le pétrole russe continue à arriver en Europe. Il faut dire aussi que les sanctions personnelles sont assez partielles. Le Fond anti-corruption de Navalny a préparé une liste de 10 000 personnes liées au gouvernement russe et avec les services de sécurité. La liste a été mépisée en Europe et aux États-Unis. On a beaucoup parlé de l’augmentation du chômage en Russie à cause de l’exode des entreprises occidentales. Mais celles-ci ont quitté le pays sans faire beaucoup de bruit et sans proclamer de position anti-guerre. En plus elles ont fait tout leur possible pour ne pas provoquer de crise sociale et il y a l’impression que c’est à la suite des négociations avec le patronat russe. Elles quittaient le pays petit à petit, payaient les salaires après l’arrêt de toute activité en attendant que les oligarques rachètent leurs filiales russes. Et c’est seulement 4 % de la main-d’œuvre qui était employée par des entreprises étrangères avant la guerre.
Cependant les chaînes d’approvisionnement commencent à se détruire. L’effet réel des sanctions commencera à se faire sentir plus tard. Peut-être verra-t-on l’explosion de mécontentements sociaux et la grande question est de savoir si l’opposition réussira à organiser ce mécontentement en grand mouvement de protestation. Car maintenant l’opposition est disséminée et presque tout à fait dépourvue d’agenda politique.
L’OTAN et la Russie, meilleures ennemies
La propagande russe décrit la guerre en Ukraine comme l’affrontement direct avec l’Occident. Malheureusement « l’Occident » fait parfois la même chose, facilitant ainsi le jeu de Poutine. La présence de l’OTAN en Ukraine est exagérée par les médias. L’Ukraine n’a pas été incluse dans l’OTAN, et l’OTAN n’est pas impliquée directement dans le conflit. La livraison d’armes est limitée et a ses lignes rouges tracées par le Kremlin (par exemple la livraison d’avions modernes). On sait que la plupart des armes livrées en Ukraine sont des armes dépassées, de réserve, et ces livraisons ne sont qu’un prétexte pour se réarmer soi-même et augmenter les budgets militaires. Les livraisons d’armes modernes sont très limitées. La France par exemple a livré une valeur supérieure à 200 millions d’euros, mais c’est moins d’1 % d’un budget militaire qui va augmenter de 25 % jusqu’à 2025.
Dans l’effet faible des sanctions et la position ambiguë de l’OTAN, on peut discerner le caractère compliqué de sa relation avec la Russie. Je pense que l’OTAN a ses avantages dans l’existence du régime poutinien. Ce sont des relations mutuellement avantageuses : la rivalité n’existe en fait que dans les médias et permet à l’OTAN d’augmenter les budgets militaires et de chercher la réponse à des problèmes économiques dans la violence, la guerre et la destruction. C’est la vieille tradition capitaliste de résoudre les crises économiques avec les armes aux mains. En plus la Russie reste un grand empire colonial, complètement dépourvu d’institutions efficaces. Avec la destruction du pouvoir central, le processus de décomposition peut commencer. Et la décomposition du pays, avec l’arme nucléaire, peut devenir extrêmement dangereuse en particulier car ce pays est voisin de la Chine, qui peut profiter de cette décomposition. L’avantage de la Russie dans ces relations de « quasi-rivalité » est évident ; elles permettent de sauvegarder l’état d’urgence permanent à l’intérieur du pays et de réprimer toute opposition.
Pour illustrer ces relations compliquées de l’OTAN et la Russie il faut dire que l’affrontement armé direct a déjà eu lieu. En 2018 en Syrie près de Deir ez-Zor les troupes russes ont été bombardées par les Américains. De 15 à 70 mercenaires russes sont morts. Mais c’étaient des mercenaires et pas l’armée régulière. Voilà pourquoi la réponse des diplomates russes a été très modérée. Personne ne voulait aggraver le conflit car l’OTAN est l’ennemi seulement pour la propagande, pour la politique interne et pour les médias. Dans ces relations de « quasi-rivalité » la Russie joue un rôle de quasi-puissance. Mais ce « quasi » nous pose une question particulière sur le rôle des médias dans le fonctionnement de l’impérialisme contemporain. Bien sûr la Russie n’est pas puissante ni économiquement ni en ce qui concerne la force militaire, mais le poutinisme sait construire les réseaux et sait travailler avec les flux d’information. Il gagne la guerre d’information seulement parce que la réaction du champ public mondial fait la preuve des thèses absolument imaginaires du poutinisme (par exemple la limitation des visas européens pour les Russes a été utilisée comme la preuve de la haine totale envers la Russie). Maintenant le régime russe parie sur l’aggravation de la crise économique mondiale. Cette aggravation peut rendre possible la diffusion de la propagande traditionaliste du Kremlin. Et c’est à nous les gauches de s’y opposer car la même crise peut faire ouvrir les yeux des peuples sur l’essence du système capitaliste. Tandis que toute forme de propagande obscurantiste fait le contraire et coordonne bel et bien avec les capitalistes. En continuant ce passage on peut dire que le poutinisme est la variante de rechange pour le capitalisme qui promet de garder sa puissance dans le cas où la voie « démocratique » n’est plus possible.
Alors nous voyons que ce phénomène qu’on nomme « la politique internationale » peut lui-même jouer un rôle purement idéologique. Les jeux des grandes puissances cachent les relations des oppresseurs et oppriméEs. Les nouvelles formes du campisme sont issues de la propagande d’extrême droite russe. Ce campisme moderne est une géopolitique qui décrit l’oppression du peuple ukrainien comme l’effacement abstrait des grandes puissances, les États-Unis et la Russie. Seul l’éclaircissement de la situation par les courants de gauche peut dégager la voie à la vraie « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile » contre nos oppresseurs, au niveau global.