Un point de vue ukrainien : la crise de l'hégémonie, l'impérialisme et les défis de la sécurité mondiale

Author

Maksym Shumakov

Date
January 31, 2023

La fin du 20e  siècle, marquée par la chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et la défaite du «socialisme réel», a encouragé les intellectuels à proclamer «la fin de l'histoire».

Il semblait à beaucoup de gens que le dépassement de la logique campiste des blocs militaires, politiques et économiques était un point de non-retour, qu'il empêcherait les crises d'envergure mondiale à l'avenir. La conviction qu'un modèle de sécurité internationale stable avait été inventé était particulièrement dominante. Cette vision idyllique du monde n'a cependant pas duré longtemps. Le début du 21e siècle s'est déroulé sous le signe de la «guerre contre le terrorisme» mondiale, de la montée en puissance de nouveaux géants économiques comme la Chine, du renouveau de formes radicales de nationalisme et de fondamentalisme. L'un des événements clés de cette séquence est la guerre russo-ukrainienne et son point culminant, l'invasion à grande échelle le 24 février 2022. La menace d'une confrontation nucléaire, d'un désastre écologique et humanitaire, et l'incapacité des mécanismes internationaux existants à arrêter la guerre – tous ces défis pour le système de sécurité mondial incitent à chercher une alternative. L'analyse de la situation actuelle du point de vue de la gauche socialiste et la discussion de nouvelles visions ont eu lieu lors de la conférence Feuerbach 11, organisée par la revue Commons.

La reconfiguration de l'économie mondiale et les défis de la sécurité mondiale

Les événements qui ont commencé après le 24 février ont été causés par des changements structurels profonds. C'est pourquoi il est important qu'après la fin de la guerre, le système de sécurité mondial ne revienne pas à l'état qui a précédé l'invasion russe et qui a rendu possible l'escalade de la guerre russo-ukrainienne. Ilya Matveev, politologue, chercheur au Laboratoire de sociologie publique et rédacteur en chef de Posle.Media, a parlé de ces changements géopolitiques de ces dernières années et de leurs conséquences.

Dans cette perspective, le chercheur met en évidence les tendances récentes des relations entre les États-Unis et la République populaire de Chine. Le changement général des politiques de ces pays est illustré par deux événements récents sans précédent. Premièrement, cette année, les États-Unis ont abandonné leur ligne d'«ambiguïté stratégique» vis-à-vis de Taïwan. Elle a été marquée par la déclaration de l'administration américaine selon laquelle, en cas de guerre contre Taiwan, les États-Unis devraient intervenir.

Deuxièmement, en raison du risque potentiel de pressions politiques et économiques de la part de l'Occident, la Chine effectue les fameux «tests de résistance» pour vérifier sa stabilité en cas de sanctions américaines telles que celles mises en œuvre contre la Russie après le 24 février. De nombreux investisseurs américains quittent déjà la Chine tandis que de plus en plus d'entreprises chinoises refusent les investissements et les actifs américains car, en cas de sanctions américaines, ils seront gelés. Par conséquent, il est juste de parler de la tendance mondiale à la séparation économique, un processus opposé à la mondialisation de la fin du 20e siècle.

Un autre exemple du processus de séparation proposé par Ilya Matveev est celui de la secrétaire d'État américaine au Trésor, Janet Yellen, qui soutient le «friend-shoring» : le déplacement des chaînes d'approvisionnement dans l'espace géopolitique occidental et la rupture des relations économiques avec la Chine. Cette idée devient de plus en plus influente dans les cercles intellectuels américains, car on pense que l'ère de la mondialisation est révolue et qu'il est donc nécessaire de créer une sorte de bloc commercial qui inclurait les pays politiquement amis et impliquerait de couper les liens économiques avec les pays inamicaux, en premier lieu la Chine.

De l'avis d'Ilya Matveev, il est évident que la formation de blocs économiques – américain, chinois et peut-être russe – entraînera une pression supplémentaire entre les impérialismes et des menaces redondantes pour la sécurité mondiale. Bien sûr, les échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis atteignent encore des trillions de dollars, il est impossible de s'en débarrasser instantanément. Par ailleurs, certains hommes politiques influents, tels qu'Olaf Scholz, critiquent le nouveau paradigme du «friend-shoring». Matveev résume la situation ainsi :

«Bien sûr, ce processus a ses limites. Mais je crains qu'une fois lancée, la séparation économique ne s'auto-accélère. Cela pourrait se produire progressivement au début, le volume des échanges diminuerait lentement, puis l'isolement prendrait soudainement de l'ampleur, provoquant un rapt complet sur toutes les relations économiques. Alors, rien n'empêchera le monde de sombrer dans un nouveau conflit mondial.»

Discussions dans la gauche internationale et menaces pour la région de l'Europe de l'Est

Face à des défis croissants, il est important d'élaborer de nouvelles visions du système de sécurité mondial dans une perspective de gauche. Alors que l'invasion russe illustre les conséquences possibles de la fragmentation et de la séparation économique, il est important de lui donner une évaluation politique appropriée, d'approfondir la compréhension des failles des outils existants de prévention de la guerre. Et bien qu'il n'existe pas de vision unifiée de ces événements au sein de la gauche, la majorité des voix socialistes reconnaissent l'existence de principes de base.

L'une d'elles est la distinction entre les guerres légitimes, telles que les guerres de défense nationale ou de libération nationale, et les guerres impérialistes ou coloniales – les guerres d'oppression. Cette distinction est fondamentale, affirme Gilbert Achcar, chercheur en développement et relations internationales à la School of Oriental and African Studies de l'université de Londres. Cette classification fournit non seulement des outils permettant de reconnaître fermement la lutte des Ukrainiens contre la Fédération de Russie comme légitime – la rhétorique et les actions de Poutine sont certainement coloniales à l'égard de l'Ukraine – mais permet également une meilleure approche de la question de la montée du nationalisme ukrainien. Dans la situation de la guerre de libération nationale, le nationalisme du peuple opprimé est justifié, contrairement au nationalisme de l'oppresseur qui est toujours chauvin dans son essence.

La classification des guerres décrite fournit le cadre dans lequel se déroulent les discussions, notamment sur les raisons de l'invasion militaire à grande échelle de la Russie en Ukraine. Certaines organisations socialistes interprètent ces événements comme des mesures nécessaires que les autorités russes ont été contraintes de prendre en raison des menaces que l'impérialisme occidental fait peser sur sa sécurité nationale. Les partisans de cette position comparent les actions de la Russie à une situation hypothétique : imaginez que la Chine transforme le Mexique en sa base militaire, que feraient les États-Unis dans un tel cas ? Mais Gilbert Achcar souligne les incohérences d'une telle position car ses partisans, en cas d'invasion préventive des États-Unis au Mexique, devraient justifier les actions des États-Unis, le pays qui est pour eux l'incarnation de l'impérialisme mondial. L'essence de cet argument est la légitimation de l'agression, le déplacement de l'attention de l'impérialisme russe vers l'impérialisme américain, et finalement, la poussée de toutes les parties à entamer immédiatement des négociations dans lesquelles l'Ukraine n'aura pas de subjectivité ou d’espace politique.

La gauche internationale a demandé et continue de demander la dissolution de l'OTAN car, après l'effondrement de l'Union soviétique, cette alliance militaire a changé non seulement de fonction mais aussi de mode d'action, a souligné Gilbert Achcar. Depuis les années 1990, l'alliance est intervenue dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak. L'expansion du bloc militaire n'a pas non plus cessé. Le chercheur résume la question ainsi :

«Ainsi, nous devrions reconnaître le fait, qui ne justifie en rien les actions de la Fédération de Russie, que V. Poutine est en partie le résultat de circonstances historiques et politiques façonnées par les États-Unis. La montée du nationalisme est une réaction à une menace de l'Occident que la propagande de Poutine utilise pour renforcer les sentiments nationaux.»

Tout en reconnaissant le rôle joué par les États-Unis dans la création des conditions qui ont permis l'émergence de la Russie de Poutine, il est important de ne pas décharger cette dernière de la responsabilité de sa politique. La Russie sous la présidence de Poutine est un pays extrêmement agressif qui a participé à des guerres ou les a déclenchées lui-même – la guerre en Syrie, deux guerres de Tchétchénie, la guerre en Ukraine. Ilya Matveev a noté que les autorités russes n'ont jamais proposé une architecture alternative pour la sécurité mondiale, sans l'OTAN, tout en critiquant toujours l'Alliance. Au contraire, les dirigeants russes ont un besoin pathologique de prouver qu'ils peuvent faire les mêmes choses que l'Alliance. Cela est prouvé, entre autres, par le fait que le discours de Poutine après l'annexion de la Crimée contenait des extraits de la déclaration d'indépendance du Kosovo.

Même si la rhétorique des autorités russes utilise des clichés sur la multipolarité et la lutte contre l'hégémonie américaine et pour la paix, les actions des dirigeants russes ont délibérément accru les tensions dans l'espace post-soviétique. Zofia Malisz, membre du parti parlementaire polonais de gauche Razem, affirme que l'OTAN, après l'inclusion de la Pologne et d'autres pays dans l’Alliance, a adopté une tactique extrêmement prudente vis-à-vis de la Russie. Par exemple, il n'y avait pas de soldats américains en Pologne jusqu'en 2014, et il n'y a sûrement pas d'armes nucléaires. L'escalade en Europe de l'Est a toujours été poussée par la Russie.

D'après Zofia, les positions de la gauche mondiale concernant la sécurité internationale et les mécanismes qu'elle propose sont très abstraits ou extrêmement idéologisées, ce qui les rend pratiquement inutiles dans les situations de conflit armé en cours. La position abstraite de la gauche occidentale équivaut souvent à un pacifisme naïf, et une position idéologisée – à un discours du type «non à l'OTAN». Les défis auxquels les institutions internationales sont confrontées aujourd'hui sont bien plus compliqués que l'analyse que proposent les partisans des visions susmentionnées. Ils ne prennent pas en compte généralement  l'éventail des formes de résistance immensément pertinentes, comme l'opposition à l'industrie des combustibles fossiles et au complexe militaro-industriel qui lui est lié.

«La paix, la démilitarisation et le démantèlement de blocs militaires comme l'OTAN ou l'OTSC sont, sans aucun doute, des objectifs que la gauche devrait poursuivre à long terme, mais ce ne sont pas des objectifs opportuns.»

Les politiciens qui ont adopté la position du «non à l'OTAN» ne sont pas cohérents, du moins lorsqu'ils mélangent les situations de tous les pays membres de l'Alliance, leurs intérêts et les défis qu’ils connaissent en matière de sécurité. Ainsi, pour parvenir à un accord, il est nécessaire de prendre en compte chaque pays du traité de l'Atlantique Nord, sa situation politique, et de proposer des alternatives au bloc militaire. Zofia Malisz affirme que jusqu'à présent, nous n'avons pas de réponse cohérente de la gauche occidentale dans laquelle un tel travail a été effectué. De plus, le parti Razem a soulevé ces questions bien avant février 2022, et même à cette époque, alors que la situation mondiale était complètement différente, il n'y avait pas de stratégie cohérente.

Compte tenu de la menace active que représente l'impérialisme russe, des pays comme la Finlande, la Lettonie, la Pologne et la Roumanie ont parfaitement le droit de s'armer et d'exiger un approvisionnement en armes de la part de l'OTAN, estime Zofia Malisz. Ceux qui adoptent une position trop idéologisée et nient ce droit, ignorent les intérêts de sécurité des pays d'Europe de l'Est. Puisque certains partis de gauche reconnaissent la justification de l'armement des pays d'Europe de l'Est, «il y a maintenant place pour un dialogue sur cette question avec les socialistes occidentaux».

Mais, comme l'a noté la militante polonaise, une discussion internationale plus large et une recherche commune d'alternatives font encore défaut. Cela rend impossible une solidarité efficace pendant la guerre et fragmente le mouvement de gauche mondial :

«Dans des endroits comme l'Ukraine, la Pologne et les pays scandinaves, la gauche ne peut tout simplement pas se permettre d'éviter l'analyse programmatique des politiques de défense et de se concentrer uniquement sur l'opposition à l'impérialisme de l'OTAN.»

Visions socialistes pour le système de sécurité internationale

Gilbert Achcar souligne que le programme socialiste contemporain doit être divisé en deux catégories, utopique et tactique. Cela permettra, selon le chercheur, d'éviter les discussions improductives au sein de la gauche. Il est extrêmement important aujourd'hui de renouveler le dialogue sur les visions à court et moyen terme. La position pacifiste de la gauche occidentale, causée par une incapacité à formuler des visions à court terme, est très dangereuse et crée une absence d'idées non seulement dans le domaine de la sécurité et des capacités de défense, mais aussi concernant d'autres questions importantes, note Zofia Malisz. Par exemple, parce que la gauche occidentale qualifie le parti Razem de pro-OTAN, elle refuse de discuter avec lui d'autres sujets : économiques, écologiques, culturels, etc. Zofia a parlé des dangers d'une telle situation pour l'Ukraine :

«Quand il n'y a pas de débat international au sein de la gauche, quand la gauche ne participe pas à la discussion, s'en coupe, elle permet au Capital de prévaloir, ce qui s'est produit en Pologne au début des années 1990. Nous n'avions pas d'alternatives de gauche pour le processus de transformation de la part de nos camarades occidentaux. Et cela peut se reproduire en Ukraine si, dans un avenir proche, il n'y a pas de dialogue et de compréhension des différentes réalités de sécurité politique.»

Des actions et des propositions urgentes sont nécessaires pour assurer la paix dans la région et pour créer une alternative socialiste pour l'Ukraine. Sans le soutien inconditionnel de la gauche et du mouvement syndical ukrainiens, de nouvelles doctrines de choc néolibérales frapperont le pays.

Le parti Razem travaille pour une alternative de gauche dépassant le cadre de la fausse dichotomie entre pacifisme naïf et militarisme. Il est important, comme le note la militante et chercheuse socialiste française Catherine Samary dans ses travaux, de créer une manière plus démocratique de gérer les forces armées. Pour y parvenir, le Razem propose une approche visant à construire les forces armées comme une institution de service public qui répond aux fonctions constitutionnelles de l'État, à savoir la défense de ses citoyens et la garantie de l'intégrité des frontières nationales. Ce concept minimise la capacité de l'armée à atteindre des objectifs politiques et économiques. Elle devrait, en premier lieu, assurer la sécurité des citoyens et l'inviolabilité des frontières de l'État, et seulement ensuite être en mesure d'aider les alliés. Zofia Malisz a noté qu'un autre point du programme du parti polonais est de lutter contre la militarisation croissante de la société et d'empêcher l'utilisation de l'armée pour atteindre les objectifs des forces politiques de droite. Pour y parvenir, ils proposent de limiter les budgets militaires à 2%. Cela réduira également la possibilité d'utiliser les fonds budgétaires pour stimuler l'économie par le biais des complexes militaro-industriels.

Gilbert Achcar a proposé une autre approche pour façonner un système efficace pour une paix stable. Selon le chercheur, les socialistes doivent défendre le modèle conceptuel des relations internationales incarné par l'ONU et sa charte. En particulier, la non-ingérence des États dans les affaires des autres États, c'est-à-dire l'interdiction pour les États plus puissants d'intervenir dans les affaires des États moins puissants. La Chartre établit une certaine égalité entre les pays, créant ainsi un espace mondial plus démocratique. En même temps, le principe de non-ingérence ne s'étend pas aux activités des mouvements sociaux et partisans mondiaux. Gilbert Achcar note que :

«L'ONU est une réalisation historique importante, un produit du mouvement séculaire de l'histoire et de deux horribles guerres mondiales. Tout cela a permis la création de ce type d'organisation qui constitue, sans aucun doute, un énorme pas en avant dans la sphère des relations internationales, malgré toutes ses limites.»

Le désarmement mondial, également inclus dans la charte de l'ONU, devrait être une position fondamentale du programme socialiste. Il devrait y avoir une campagne internationale constante sur cette question. Un exemple d'une telle initiative est le discours de 50 lauréats du prix Nobel qui ont avancé l'idée que tous les pays du monde diminuent leurs dépenses de défense de 2 % chaque année sous la supervision de l'ONU. Ils ont compté que quelques années de l'argent ainsi «libéré» pourraient être utilisées pour lutter efficacement contre le changement climatique et vaincre les pandémies. Le principe de la démilitarisation a toujours fait partie intégrante du mouvement ouvrier. Vers la fin du 19e siècle, Friedrich Engels s'adressait déjà aux travailleurs dans un pamphlet appelant à lutter pour le désarmement.

Aujourd'hui, nous pouvons observer une tendance objective à la fragmentation des relations internationales et de l'économie, et à la division du monde en sphères d'influence, ce qui marque la fin de la mondialisation au début du 21e siècle. Les mécanismes familiers de la sécurité mondiale s'avèrent inefficaces dans les nouvelles circonstances qui permettent les conflits armés, les guerres économiques, etc. Dans la dichotomie entre néomercantilisme et économie mondialisée, la première alternative s'est avérée historiquement destructrice, et la seconde ne correspond pas à la réalité et perd de plus en plus de sa pertinence.

Il est extrêmement important aujourd'hui d'offrir une nouvelle vision qui serait basée sur les valeurs de gauche et serait capable d'assurer une paix stable. La création de telles politiques exige des discussions globales entre la gauche internationale, un dialogue sur les solutions à court terme et une analyse des situations individuelles des différents pays. Éviter davantage la polémique et la recherche commune d'alternatives, cultiver le vide d'idées et répéter des clichés dépassés est une façon de créer un terrain fertile pour les politiciens néolibéraux, les agressions inter-impérialistes directes et la montée des forces d'extrême-droite.

Publié par Commons

Traduction Patrick Le Tréhondat