Bernard Dreano
Est-il temps d’appeler à des négociations ? Et qui appellerait ?
Le « plan de paix » en douze points annoncé par le leader chinois Xi Jinping et les déclarations du président brésilien Lula en route pour Pékin, suggérant aux Ukrainiens de « laisser tomber » la Crimée pour pouvoir négocier, annoncent-ils une « fenêtre d’opportunité » pour l’ouverture d’une forme de négociation concernant la guerre russe en Ukraine et le retour à la paix ?
Gilbert Achcar considère que « la contribution de la Chine est indispensable pour un règlement pacifique de la guerre d’Ukraine [1] », car celle a souligné son attachement au principe de la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays – donc en l’occurrence celle de l’Ukraine… et de la Chine. [2] et que la prolifération nucléaire doit être empêchée et la crise nucléaire évitée. Pour autant Xi Jinping a en même temps affirmé son amitié profonde envers la Russie de Poutine, tandis que ce dernier récusait le rôle de médiateur potentiel de son ami chinois [3].
Si les Ukrainiens ont annoncé leur volonté de discuter avec les Chinois (un premier dialogue direct a eu lieu), les douze points chinois ne constituent en rien « un plan de paix », c’est-à-dire l’indication d’un chemin pour mettre fin au conflit, car la position chinoise esquive le fait qu’il y a un agresseur et un agressé, que l’agresseur continue à dire que son but est la destruction de l’État Ukrainien et ne remet nullement en cause les annexions des territoires qu’il a proclamées. Les Ukrainiens considèrent, en bon droit, que tout processus de paix doit être fondé sur les dix points développés par Volodymyr Zelensky lors du G20 en Indonésie en novembre 2022 (dix points qui sont des étapes d’un processus) [4].
Surtout, ni les uns ni les autres n’ont l’intention de faire quoi que ce soit avant les offensives ou contre-offensives de ce printemps et du début de l’été.
Renforcer cependant la diplomatie ?
Une initiative chinoise ou sino-brésilienne, même émiratie-brésilienne, ou d’autres (Inde, Afrique du Sud, Vatican…) peut par contre aboutir à moyen terme à la mise en place d’une conférence permanente, probablement sous l’égide de l’ONU (ce qui suppose l’accord du Conseil de sécurité). À ce stade, une telle conférence ne peut pas déboucher rapidement sur un « processus de paix », comme d’ailleurs cela a été le cas dans de nombreuses conférences du même type pour d’autres conflits (voir, récemment, l’échec de la conférence de Genève sur la Syrie), mais simplement en créant un lieu « où l’on se parle ».
La négociation pour mettre éventuellement fin à la guerre russe en Ukraine est une chose suffisamment importante pour que les puissances mondiales considèrent qu’elles ont leur mot à dire, surtout si l’on veut créer les conditions d’une sécurité pour l’avenir. Mais aucune négociation ne peut se faire sans les principaux intéressés, les agressés Ukrainiens et l’agresseur russe. Une négociation États-Unis-Russie (ou OTAN-Russie, ou Chine/États-Unis/Russie) par-dessus les Ukrainiens n’aboutirait, dans aucune configuration, à une paix durable.
Malheureusement le temps, en ce printemps 2022 n’est pas (pas encore) à la diplomatie. Certes comme l’ont dit un certain nombre de personnalités (Le Monde, 20 mars 2022), il ne faut pas avoir « la naïveté et l’imprudence de croire que les armes suffiront à apporter la solution », mais que nous demandent-ils en disant « renforçons la diplomatie » ?
Cesser le feu en désarmant l’Ukraine et puis négocier ?
De nombreux mouvements dits de la paix appellent aujourd’hui à un cessez-le-feu préalable à ce qu’ils pensent être une « négociation », (une conférence internationale ?). Ces mouvements ne se donnent aucun moyen d’y parvenir puisque, dans leur immense majorité, ils ne font aucune pression, même symbolique, sur l’agresseur poutinien et que leur demande se traduit concrètement par une seule revendication : ne pas donner à l’agressé les moyens de se défendre en bloquant les livraisons d’armes et de munitions.
C’est le cas, par exemple, de la déclaration « Oser la paix ! », lancée par le Mouvement de la paix en France, ou, plus important, du Manifeste pour la paix (Manifest für Frieden) [5] lancé en Allemagne en février 2022. On retrouve des positions similaires dans des mouvements italiens, espagnols, britanniques, nord-américains… Le Plaidoyer pour des négociations de paix de Jürgen Habermas, même s’il souligne la responsabilité de Poutine dans la guerre, revient à défendre le même type de position.
Aux « pacifistes » qui croient sincèrement que l’enchaînement non-livraison d’armes/cessez-le-feu/ négociation va permettre d’alléger les souffrances des peuples, bien réelles par ailleurs, et d’enclencher un processus vertueux vers la paix, nous devons dire qu’au contraire, c’est, aujourd’hui, un discours qui profite à l’agresseur, et ne l’incite nullement à négocier.
Conjurer à tout prix la menace nucléaire ?
Depuis février 2022, les dirigeants russes agitent la menace de frappes nucléaires. Cette rhétorique sur la menace nucléaire vise principalement les opinions publiques de l’Europe occidentale, de l’Amérique du Nord ou du Japon. Et n’a pour but de préparer une éventuelle attaque nucléaire, encore moins bien entendu de renforcer le mouvement mondial pour le désarmement nucléaire, mais d’intensifier les mobilisations contre la fourniture d’armes à l’Ukraine dans les pays qui fournissent ces armes, puisque, dans le narratif poutinien, armer l’Ukraine, c’est entretenir l’escalade qui va inéluctablement, dès demain, conduire à la guerre nucléaire (les manifestants « anti-guerre » semblant ignorer que cette menace n’est faite que par Poutine). Une menace nucléaire, non pas pour faire peur à l’OTAN mais pour pousser les mouvements qui s’opposent en Occident à l’armement de l’Ukraine !
Et d’ailleurs toutes les manifestations « anti-guerre » – en pratique contre l’armement de l’Ukraine – sont présentées par les médias officiels russes comme autant de soutiens du mouvement pour la paix à leur « juste lutte ».
Cela signifie-t-il que les questions d’« engrenage », d’« escalade », de militarisation ne se posent pas ? Nous allons y revenir…
La justice condition de la paix durable
C’est le 7e point du plan de paix ukrainien en dix points. La nécessité, pour une paix durable, que les crimes soient établis et jugés. D’abord le crime d’agression, violation de la charte des Nations unies, mais aussi de la charte de l’OSCE [6] et des traités signés par la Fédération de Russie garantissant les frontières de l’Ukraine [7]. Il s’agit ensuite de la poursuite des auteurs de crimes de guerres et crimes contre l’humanité. L’Ukraine demande la constitution d’un « tribunal spécial » à ce sujet tout en laissant la Cour pénale internationale (CPI), qui s’est autosaisie, enquêter sur son territoire. L’Ukraine, signataire du statut de Rome de la CPI ne l’a pas ratifié, mais la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Poutine…
Un « tribunal spécial » plutôt que la CPI ? Il est probable que la non-ratification est le résultat de pressions (les Américains, notamment, qui n’ont pas ratifié non plus, et cherchent à saboter la Cour) [8]. Le Statut de Rome est une avancée majeure du droit international, l’Ukraine devrait le ratifier et la CPI, fonctionner [9].
La justice doit suivre son cours, indépendamment des négociations militaires et politiques éventuelles. La Cour internationale de justice de La Haye, organe judiciaire des Nations unies, qui juge les États, a ordonné à la Russie de « cesser immédiatement ses opérations militaires en Ukraine » (décision du 16 mars 2022), mais, faute d’accord du Conseil de sécurité, elle n’a aucun moyen de faire appliquer cette décision. La CPI, en fonction depuis 2002, juge les individus et n’a donc pas ces blocages.
La partition, la fausse « solution » ni juste, ni durable
Une idée très répandue, tant dans les mouvements que dans les chancelleries et que, une fois les offensives de printemps-été 2023 passées, le conflit armé se stabilisera avec une partition de fait, une partie du territoire internationalement reconnu comme ukrainien restant sous contrôle russe : un « conflit gelé » qui vaut mieux qu’une guerre avec risque d’extension, et qui pourrait un jour déboucher sur une nouvelle situation. « Geler le conflit » (dans le seul Donbass) et entamer un processus de désescalade, c’était le but de l’accord de Minsk 2 en 2015 qui n’a débouché sur rien et a été définitivement jeté à la poubelle par Vladimir Poutine avant même son offensive de février 2022. Entériner de facto une partition, c’est créer pour l’Ukraine une « Alsace-Lorraine [10] », avec en Ukraine des millions de réfugiés des régions perdues (Crimée comprise) et aucun gouvernement ukrainien en mesure d’accepter de jure cette partition : bref, plus qu’une « situation coréenne [11] », un intermède avant une nouvelle guerre chaude à brève échéance…
Les questions des conditions de retour des réfugiés, de consultation des populations et de statuts des territoires, peuvent faire l’objet de négociation mais supposent le départ des troupes russes d’occupation et l’annulation des procédures d’annexion de la Fédération de Russie.
- Ne pas sous-estimer le problème de la militarisation et des politiques de sécuritisation
- Si la demande des « pacifistes » de désarmer l’Ukraine et/ou de céder au chantage nucléaire poutinien est éminemment dangereuse, la question de la militarisation n’est pas du tout anodine.
La relance de la course aux armements a commencé bien avant l’actuelle agression russe, même avant la guerre dans le Donbass et l’annexion russe de la Crimée en 2014. Elle est nourrie par deux phénomènes distincts.
1) Une perception généralisée d’une montée multi-forme des menaces, en tout cas depuis la crise financière mondiale de 2008-2009 :
- l’insécurité « terroriste », (qui a touché l’Occident mais surtout de manière massive des pays musulmans) ;
- l’insécurité sociale et politique, due à la gestion néolibérale du monde, facteur d’inégalités croissantes, et les dislocations sociopolitiques qui en résultent ;
- l’insécurité climatique et plus généralement environnementale, facteur d’instabilité, potentiellement belligène principal à l’échelle mondiale identifié comme tel par le Département de la défense des États-Unis des 2007 [12].
2) Une crise « géopolitique » marquée par le déclin de l’hégémonie de l’impérialisme occidental à dominante états-unienne, la montée de la Chine, l’autonomisation des acteurs régionaux et des puissances moyenne,s ce qui entraîne des réactions et confrontations.
Dans cette situation, tous les États répondent par des politiques de « sécuritisation », consistant à considérer que les divers problèmes doivent d’abord faire l’objet de réponses « sécuritaires » (réglementaires, policières, militaires). La guerre russe en Ukraine ne fait qu’amplifier le phénomène en particulier dans sa dimension militaire, tout comme l’antagonisme sino-américain.
Soutenir la résistance armée et non armée du peuple ukrainien contre l’agression russe ne signifie pas que nous devons ipso facto soutenir les politiques de sécuritisation et de militarisation de chaque pays, à commencer par le nôtre.
Quelle logique de défense avec quels moyens militaires et pour quels objectifs ? Débat urgent alors que s’annonce en France l’adoption de la loi de programmation militaire 2024-2030. Et que fait-on à l’échelle européenne, celle de l’UE – et quelles propositions les élections au Parlement européen en 2024, celle de l’Alliance atlantique et son bras opé- rationnel l’OTAN, quel bilan faut-il tirer des vingt dernières années, des derniers mois, des nouvelles propositions depuis le sommet de Madrid en 2022, et bien entendu de la dimension mondiale (africaine, méditerranéenne, indo-pacifique) ? Avant d’envisager une nouvelle architecture politique et institutionnelle de la sécurité en Europe (sans OTAN ?) demain. Autant de questions qui dépassent le RESU mais nous concernent dans toutes nos organisations.
Plus que jamais soutenir les progressistes ukrainiens
Bien entendu l’Ukraine n’est pas, et n’a jamais été depuis 1991 ou depuis 2014 un « État nazi » comme le disent les poutiniens et leurs amis, l’extrême droite proprement dite n’y est, électoralement parlant, que quantité marginale, contrairement à la Russie ou elle est au pouvoir. Cependant la droite néolibérale et/ou conservatrice est, politiquement et culturellement, dominante. L’agression russe a depuis 2014 et plus encore depuis février 2022, provoqué une vague bien compréhensible de patriotisme ukrainien, y compris parmi la majorité de la population ukrainienne russophone, et certaines tendances chauvines proprement antirusses (et non simplement anti-Poutine) se manifestent y compris institutionnellement (loi de censure de la recherche).
La majorité parlementaire de droite a pu faire voter au Parlement ukrainien des lois antisociales. Les choix stratégiques qui s’annoncent en économie et pour la reconstruction sont inquiétants, tant ils sont inspirés par les modèles néolibéraux et anti-écologistes. Mais même si, compte tenu de l’état de guerre, les libertés sont limitées, l’Ukraine reste fondamentalement démocratique – surtout si on compare à la Russie voisine ; cependant certaines mesures sont critiquables, par exemple, la suspension de la loi sur l’objection de conscience [13].
Les mouvements progressistes ukrainiens sont divers mais tous participent à l’effort de résistance armée et non armée du peuple ukrainien face à l’agression, et tous critiquent en même temps tout ou partie des projets et mesures régressives évoqués ci-dessus. Ils ont tous un handicap, la faiblesse, voire l’absence, de soutien de leurs homologues d’Europe et du monde (qui va dans certains cas jusqu’au rejet) qui permet aux droites ukrainiennes d’expliquer que globalement les « gauches » sont anti-ukrainiennes par nature, d’autant que les notions telles que « gauche », « socialisme », « marxisme », etc. sont souvent identifiées à l’ancien régime soviétique ou aux fractions supposées pro-russes dans l’Ukraine des premières années de l’indépendance.
Ce que nous appelons progressistes ukrainiens sont des groupes politiques, qui se réclament du socialisme ou de l’anarchisme, dont nos camarades de Sotsialnyi Rukh, des syndicalistes de la FPU et surtout de la KVPU, des féministes, des antifascistes, des mouvements LGTBQ+, des écologistes, des défenseurs des droits civiques et sociaux dont le Centre des libertés civiles (prix Nobel) ou Vostok SOS, des groupes culturels et artistiques, médias, revues, éditeurs. À cela il faut ajouter nombre d’initiatives locales auto- gérées, pour la solidarité humanitaire et la vie locale, le contrôle de l’affectation des aides, etc.
Plus que jamais soutenir les antiguerre russes
L’évolution de la situation dépend beaucoup de ce qui se passe, et va se passer en Russie. Lors du déclenchement de son « opération spéciale » Vladimir Poutine insistait sur la nécessité urgente de « dénazifier l’Ukraine » et « sauver les russophones menacés de génocide ». L’échec de son offensive et la guerre prolongée le conduisent à modifier les raisons données pour faire la guerre en insistant de plus en plus sur la nécessité de « sauver la Russie » face à l’Occident avide et accessoirement « sataniste ».
Les protestations, relativement nombreuses qui ont existé en Russie sur le thème Niet Voyne (« Non à la guerre ») ont été assez vite étouffées, elles étaient principalement le fait de couches moyennes urbaines des grandes villes, d’élites intellectuelles et techniciennes et d’une partie de la jeunesse. La première vague de conscription partielle en septembre 2022 a provoqué une vague d’évitements. Tout cela a entraîné le départ de centaine de milliers de personnes du pays.
Parallèlement, le régime a constamment renforcé ses moyens répressifs et sa propagande, tandis qu’une autre fraction des couches moyennes urbaines adhérait au discours nationaliste et guerrier (et certains groupes ou clans faisant la surenchère guerrière). La guerre d’agression n’était pas populaire pour une majorité des Russes mais une grande partie d’entre eux s’inquiète maintenant de la catastrophe que pourrait entraîner une défaite de la Russie.
Comment, dans ces conditions, celle de la répression de plus en plus violente et d’un conflit qui dure, s’opposer au régime et s’opposer à la guerre ? Comment pour les opposants contraints à l’exil, s’organiser et comment entretenir des rapports avec l’intérieur ? Le tout dans un climat de division, de confusion et d’incertitude.
Le fait est de plus que le soutien international aux opposants antiguerre en Russie, ceux de l’intérieur comme ceux de l’extérieur, est assez limité, quantitativement et qualitativement.
Il faut prendre en compte la diversité des Russes antiguerre, dénoncer la répression contre tous les citoyens de la Fédération de Russie qui s’opposent à Poutine et à la guerre quelle que soient leurs positions idéologiques et politiques, leurs origines et nationalités.
Mais nous avons un devoir particulier de solidarité active avec ceux que nous considérons comme des progressistes, tout en tenant compte de leurs diversités, générationnelles et sociales, de leur division, de leurs évolutions – récentes et en cours, nous devons mieux les connaître, partager leurs expériences. Qu’il s’agisse des groupes qui se réclament de la gauche socialiste ou anarchiste, des défenseurs des droits civiques et humains, de démocrates-libéraux, des milieux culturels, des minorités nationales, etc.
Des actions communes et solidaires
Après plus d’un an d’existence le Comité français du RESU et le RESU/ENSU à l’échelle européenne et maintenant extra-européenne, les Amériques, l’Asie de l’Est et le Pacifique, certains pays africains et arabes (il faut donc parler d’INSU) sont, malgré leurs limites, des réussites.
En France, le comité a fait preuve d’une certaine efficacité, réussi quelques actions symboliques, une articulation (et contribution) à des actions de soli- darité sectorielles avec des Ukrainiens, parfois des Russes et Bélarus (syndicales, en particulier, mais aussi féministes, mais pas suffisamment pour les écologistes, les étudiants…).
Sur le plan international, le réseau a construit une relation forte avec Sotsialnyi Rukh – et aussi un peu avec d’autres Ukrainiens. Né au départ dans quelques pays européens, avec notamment la contribution importante des camarades polonais de Razem, il s’est depuis développé et continue à la faire.
Dans la constitution d’un front large de solidarité avec la résistance du peuple ukrainien et avec les Russes antiguerre, le Comité français du RESU est parvenu à tisser des liens de confiance avec des organisations représentant les Ukrainiens en France (Union des Ukrainiens de France) et des Russes anti-Poutine (Russie-Libertés). Nos liens avec les progressistes ukrainiens sont établis, même s’ils sont peu nombreux en France, nos liens avec les divers groupes plus ou moins progressistes russes en construction – ces groupes le sont largement eux-mêmes.
La reconnaissance syndicale (et une certaine mobilisation) est réelle. Par contre, nous n’avons que peu progressé du côté des gauches françaises (et a fortiori internationales) et des mouvements associatifs et ONG. Les raisons en sont les positions « campistes » (moins fortes pourtant en France que dans d’autres pays d’Europe), le « pacifisme abstrait » et peut être encore plus les attitudes d’« évitants » (toutes ces institutions, organisations, mouvements qui « évitent » de se prononcer clairement et plus encore d’agir, en dehors de la seule dimension d’accueil des réfugiés).
Faire face à la dangereuse fracture mondiale
La Russie et la Chine, chacune à leur manière, ont marqué des points en termes de diplomatie et d’influence dans le monde. L’arrogance des Occidentaux et la persistance du « deux poids deux mesures » qu’ils pratiquent, et pas seulement les Américains, expliquent en grande partie les réactions de nombre de pays du Sud. Comme le social-démocrate et ancien ministre britannique David Milliband le souligne, les raisons qui conduisent les pays du Sud à ne pas suivre l’Occident dans son soutien à l’Ukraine, notamment le ressentiment des agressions occidentales passées, récentes ou même en cours (Palestine). « Mais la méfiance à soutenir l’Ukraine ne doit pas occulter un problème plus important, ajoute Milliband, depuis la crise financière de 2008, l’Occident n’a pas réussi à montrer qu’il est disposé ou capable de faire avancer un marché économique mondial plus équitable et durable ou de développer les institutions politiques appropriées pour gérer un monde multipolaire. Cet échec revient maintenant à la maison [14]. » La présentation d’un conflit qui opposerait « les démocraties aux autocraties » est perçue de nombreux peuples du monde comme un « narratif » hypocrite.
À cela s’ajoute le « campisme » de la majorité des gauches, en Afrique, dans le monde arabe, en Asie, aux Amériques du Nord et du Sud et même en Europe, même si la situation n’est pas exactement similaire dans diverses régions, l’ignorance généralisée de la situation réelle de l’Ukraine, et totale de la gauche ukrainienne.
Les progressistes français, dont les membres du RESU-France, ont la possibilité d’entrer en contact avec certains courants progressistes et altermondialistes par leurs liens historiques et politiques, par la présence chez nous d’organisations liées à divers pays. L’ENSU a commencé à organiser des débats avec des militants d’Amérique latine, d’Asie orientale, du Pacifique… Nous pouvons contribuer à faire de même avec des Africains et des Arabes, notamment.
Des axes de travail (entre autres)
Nous devons prolonger notre effort dans trois directions.
D’une part, essayer de structurer des groupes RESU ou de ce type d’alliance au-delà des quelques villes ou il en existe, compte tenu de la réalité d’un certain soutien aux Ukrainiens dans de nombreuses régions françaises (même si cette solidarité se manifeste moins souvent et moins explicitement que ce qui s’était passé lors de la guerre en Bosnie, ou plus anciennement lors des comités Chili)
D’autre part, approfondir le débat avec les militants de gauche, insoumis, communistes, Verts et autres, qui partagent tout ou partie de nos analyses, et pensent, comme Clémentine Autain, qu’il faut que « Poutine abandonne sa guerre en Ukraine [15] ».
Enfin, débattre avec des milieux associatifs qui restent trop souvent « évitants » (y compris dans des associations qui avaient cofondé le Collectif de solidarité Ukraine CSU, membres du CRID comme la Ligue des droits de l’homme ou le CCFD Terre solidaire), avec les groupes et mouvements culturels déjà mobilisés dans leur champ particulier, et les certains courants se réclamant de la non-violence et de la paix, ou du soutien aux réfractaires et objecteurs (russes en priorité) et qui ne confondent pas agresseurs et agressés et ne se contentent pas de déclarations pacifistes abstraites (il faut souligner de ce point de vue le travail fait par le centre non-violent barcelonais Novact).
Enfin, nous devons valoriser les outils dont nous disposons déjà, à commencer par le travail éditorial considérable réalisé par les éditions Syllepse et ses Brigades éditoriales de solidarité, et aussi par d’autres tant en matière de publications que d’actions culturelles.
Bernard Dréano, 1ermai 2023
Membre de l’AEC et du Comité français du RESU
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 19) :
https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-19.pdf
Notes
[1] Dans la revue progressiste américaine The Nation, repris dans Contretemps le 20 mars 2023.
[2] En disant cela, la Chine pense évidemment aussi à Taïwan, considéré comme partie de la Chine, et bien sûr à ses provinces colonisées du Xinjiang et du Tibet.
[3] Poutine, si un jour il décide de « négocier », veut que ce soit avec les Américains, puisqu’il explique être en conflit avec eux et l’OTAN et que l’Ukraine « ne devrait pas exister ».
[4] Les dix points : 1° sécurité nucléaire, 2° sécurité alimentaire, 3° sécurité énergétique, 4° prisonniers et déportés, 5° intégrité territoriale, 6° retrait des troupes russes et fin des hostilités, 7° justice, 8° protection de l’environnement, 9° prévention de l’escalade, 10° confirmation de la fin de la guerre.
[5] Ce manifeste a été lancé par Sahra Wagenknecht, députée du parti Die Linke (elle est en rupture avec la majorité du parti), adepte de positions tendant vers le national-populiste, notamment vis-à-vis des immigrés, et Alice Schwarzer, fondatrice du magazine féministe Emma, « papesse » d’un certain féminisme.
[6] Charte de Paris pour une nouvelle Europe (1990) complétée par la Charte pour la sécurité européenne de 1999.
[7] Mémorandum de Budapest concernant les armes nucléaires (1994) et accords sur le stationnement de la flotte russe de la mer Noire (1997 et 2010).
[8] Les Américains veulent éviter à tout prix que des responsables poli- tiques ou militaires américains puissent être traduits devant la CPI et donc limiter son champ d’action ou ses mécanismes. Rappelons que si 123 pays sont parties au statut de Rome dont ceux de l’Union européenne, ainsi que de nombreux pays d’Amérique latine, ce n’est pas le cas des pays arabes (sauf la Palestine), et de la plupart des pays africains, que les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Syrie, Israël, etc. ont signé mais pas ratifié et que la Chine, l’Inde, l’Arabie saoudite, la Turquie, etc. n’ont pas signé.
[9] Si le statut de Rome est un vrai acquis du droit international, en particulier par sa caractérisation précise des crimes dont la CPI a à connaître, la pratique de la CPI n’est pas sans poser quelques problèmes : non seulement les procédures sont à la fois confuses et complexes, mais elle a souvent été critiquée pour des incriminations orientées essentiellement contre des individus (africains en majorité) non soutenus par les Occidentaux, et jamais contre des Occidentaux ou leurs alliés. L’accusation de la CPI contre Vladimir Poutine est jugée par certains comme relevant de cette attitude « borgne » (tandis que par exemple on ne met jamais en cause les dirigeants israéliens).
[10] Quand la France de Thiers accepte l’annexion de l’Alsace et de la moitié de la Lorraine (deux régions largement germanophones dans les campagnes), elle le fait de jure, par le traité de Francfort de mai 1871, après une guerre perdue et pendant l’écrasement de la Commune. Ensuite la « revanche » a dominé la politique française pendant une génération.
[11] Les Corées du Nord et du Sud sont toujours juridiquement en état de guerre depuis l’armistice de Panmunjeon de 1953.
[12] The Age of Consequences ? The Foreign Policy and National Security Implication of Global Climate change, CSIS, 2007
[13] Cette loi « suspendue pour cause de guerre » n’acceptait l’objection de conscience que pour les adeptes de certaines religions. La loi russe sur l’objection de 2004 est théoriquement toujours en vigueur mais totalement bafouée. Rappelons que le droit à l’objection est garanti par les textes européens, et que le premier pays à avoir légalisé l’objection l’a fait en peine guerre (le Royaume-Uni en 1916).
[14] www.foreignaffairs.com/ukraine/world-beyond-ukraine-russia-west
[15] Tribune dans le Journal du Dimanche, 24 février 2023.