Laurent Vogel
Les stéréotypes de la propagande de Poutine circulent abondamment sur les réseaux sociaux. Ils se concentrent sur l’idée que la société ukrainienne serait dominée par une extrême droite nationaliste et que les Ukrainiens et Ukrainiennes, loin d’être les acteurs et les actrices de leur propre histoire, ne seraient en fin de compte que des marionnettes passives au service de l’OTAN. C’est ce qu’exprime notamment cette petite phrase « les États-Unis mèneront leur guerre contre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Même parmi les personnes qui expriment leur solidarité avec l’Ukraine, la curiosité fait souvent défaut pour comprendre ce qu’est la société ukrainienne.
Depuis Maïdan (2014), le cinéma ukrainien a pris un essor remarquable. Dans une production très diversifiée, les cinéastes d’Ukraine ont construit une vision kaléidoscopique de leur société, sans avoir défini préalablement un projet précis ni son cadre. Le tournant pris par le cinéma ukrainien après Maïdan reflète à la fois le mouvement d’une société qui s’interroge sur ce qu’elle est et l’enthousiasme de générations nouvelles engagées dans une rupture avec le passé dans un mouvement où les interrogations sur l’identité d’une nation ukrainienne ne se réduisent pas à des définitions linguistiques, ethniques ou territoriales. Dans cette nouvelle vague, les femmes jouent un rôle important et cela se reflète dans les thématiques abordées. En un sens, Poutine et les dirigeants russes voient plus clair que ces Européens de l’Ouest qui raisonnement en termes de géopolitique sur les frontières et des alliances. Lorsque les dirigeants russes considèrent l’Ukraine comme une menace existentielle pour la Russie, ils révèlent une angoisse réelle qui est moins liée à l’extension possible de l’OTAN qu’au constat qu’une autre société de 45 millions d’habitants a commencé à se développer dans une direction opposée à celle de la Russie alors même que les liens entre les deux sociétés sont d’une très grande intensité. Il y a là une nette différence par rapport à une guerre coloniale classique où l’ennemi est caractérisé par son altérité totale et peut être déshumanisé. La simple existence de la société ukrainienne révèle l’absurdité de la société russe.
Le cinéma peut contribuer à nous faire écouter et comprendre la société ukrainienne, à constater sa vitalité, sa diversité, ses aspirations à une vie démocratique. Il est intéressant de constater que le filon des films historiques n’occupe qu’une place modeste dans la production cinématographique ukrainienne. C’est celui qui peut le plus facilement être instrumentalisé par un nationalisme réactionnaire à la recherche des vertus éternelles d’une nation.
Que cela soit dans des documentaires ou des œuvres de fiction, les cinéastes d’Ukraine livrent une vision extraordinairement vivante de leur société. Leur travail permet de comprendre comment certains territoires ont connu une guerre presque ininterrompue depuis 2014 tandis que d’autres vivaient loin des bombes et des menaces quotidiennes. Il montre, souvent avec tendresse et humour, une société multifacétique où la Gay Pride côtoie des manifestations religieuses d’une ferveur traditionaliste profonde. [1]
Ces identités mouvantes sont souvent hybrides : le passé soviétique peut parfaitement s’allier à une redécouverte mythique de la culture ancestrale. Le passage d’une langue à l’autre est incessant, en tout cas dans les films réalisés en Ukraine orientale et méridionale.
Aucun mouvement de solidarité ne se construit exclusivement à partir d’arguments politiques rationnels. Si ces derniers sont indispensables, une sympathie, une curiosité, la volonté d’un contact plus intime avec la population concernée est également essentielle. Découvrir la société ukrainienne à travers son cinéma avec le plaisir que procurent la beauté des plans et du montage, l’humour ou la richesse des archives filmées me paraît être un moyen important pour arriver à un certain niveau d’intimité sans lequel aucun mouvement de solidarité ne peut durer. La plateforme TakFlix nous offre cette possibilité. En nous y abonnant, nous pouvons soutenir le travail difficile que font les cinéastes aujourd’hui dans leur pays en guerre. Par ailleurs, la diffusion de ces films dans tous les espaces possibles et de nature à combattre les stéréotypes. Tels sont les trois objectifs que s’est fixé le Comité belge du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine : découvrir, soutenir et diffuser le cinéma ukrainien.
Takflix : Une Plateforme Qui Donne Accès À Plus De 120 Films
La plateforme TakFlix [2] a été créée par des cinéastes, notamment Nadia Parfan, qui a réalisé le remarquable documentaire Heat Singers. Nadia est avec Illia Gladshtein à l’origine de plusieurs initiatives originales. Ils ont notamment décidé de rouvrir une salle de cinéma de 42 places à quatre mètres en dessous du niveau de la rue à Kyiv. [3] KINO 42 présente ainsi les conditions de sécurité d’un abri. Les films continuent à être projetés pendant les alertes et les bombardements. Le cinéma s’est associé au Centre Dovzhenko, le plus grand centre d’archives cinématographiques en Ukraine. Sa programmation permet de voir ou revoir de nombreux films ukrainiens réalisés au 20e siècle. Le succès était au rendez-vous : le nombre de séances est passé de une à trois par semaine. Les horaires ont été avancés de manière à permettre au public d’être de retour à la maison avant le couvre-feu qui commence à 23 heures.
TakFlix fonctionne de manière très simple : après vous être inscrits, vous avez le choix entre plusieurs options. On peut louer des films « à la carte » (avec des tarifs se situant entre 2 et 3 euros pour une période de 72 heures). On peut également prendre un abonnement mensuel qui contribue à soutenir financièrement le travail actuel des cinéastes. Vous pouvez évidemment interrompre l’abonnement quand vous le désirez. Il existe six formules d’abonnement mensuel qui vont de 4,50 euros par mois à 85 euros. À partir de 15 euros par mois, l’on a accès en permanence à l’ensemble des films de la plateforme.
TakFlix est une initiative de cinéastes ukrainiens, indépendants par rapport aux grands producteurs du cinéma mondial et soucieux de partager leur création tout en assurant le financement du travail actuel. Elle est hébergée par Patreon qui est un site de financement participatif dans différents domaines artistiques. [4] Il s’agit donc d’un travail coopératif et aucun intermédiaire ne privera les cinéastes ukrainiens d’une partie importante de la contribution du public comme cela serait le cas sur des plateformes commerciales comme Netflix ou Amazon.
Vous pouvez consulter le catalogue des films, effectuer des recherches thématiques. Un certain nombre de films sont proposés gratuitement chaque mois. La très grande majorité des films sont sous-titrés en anglais. Un certain nombre d’entre eux sont également sous-titrés en français ou dans d’autres langues. Les langues de travail du site de TakFlix sont l’ukrainien et l’anglais.
Promenade À Travers Quelques Films De Takflix
Heat Singers est un documentaire de Nadia Parfan (2019, 64 min., ST français) qui décrit les conditions de travail du collectif ouvrier d’une entreprise municipale de chauffage à Ivano-Frankisk, en Ukraine occidentale. On comprend l’aisance avec laquelle Nadia a pu filmer, y compris des moments difficiles, quand on connaît la relation intime qui existe entre la cinéaste et le collectif. Son grand-père était un ingénieur qui a mis en place l’entreprise dans les années 1960 ; sa mère y a fait toute sa carrière professionnelle. Avec humour et finesse, le film montre la reconquête de la dignité ouvrière et de la cohésion du collectif autour d’un chœur de chants populaires ukrainiens est organisé par le président du syndicat de l’entreprise. D’un côté, les bas salaires, l’absence d’investissement dans des installations de plus en plus désuètes, la rage des usagers qui payent des factures plus élevées tandis que les pannes de chauffage se multiplient. De l’autre côté, la reconnaissance de la ville, qui considère la chorale du syndicat comme la meilleure de la région.
La cacophonie du Donbass (2018, 61 min.). D’emblée, Igor Minaiev place la barre très haut et le film maintiendra ses promesses. Le titre et la première séquence du film font référence à un des classiques de l’époque soviétique : La symphonie du Donbass, de Dziga Vertov [5], un film fascinant par sa beauté plastique et par une idéalisation des mineurs du Donbass en un grand organisme collectif harmonieux et efficace comme pourrait l’être une troupe mécanisée d’opéra-ballet. Le film traite de l’histoire des mineurs sur une période de plus de huit décennies. L’essor des mines à l’époque du premier plan quinquennal, la création du mythe de Stakhanov, la glorification délirante d’une condition ouvrière qui devient une sorte d’aristocratie dont les cantines sont des salles aux plafonds gigantesques soutenus par des colonnes dignes du Parthénon. En contrepoint, d’autres scènes rappellent la réalité de conditions de travail entre accidents et silicose. Les séquences sur la période soviétique construites à partir d’archives parfois surprenantes débouchent sur la grande révolte des mineurs en 1989 et 1990. Deux grèves générales suivies massivement qui dénoncent les mauvaises conditions de travail et les bas salaires. La deuxième grève générale a aussi pour but de démocratiser le Donbass en se débarrassant du pouvoir du comité du parti. Les séquences suivantes pourraient constituer la matière d’un film surréaliste avec des mineurs dansant en tutu à la sortie des douches, un mariage en treillis dans une des milices pro-russes et le va-et-vient paresseux des poissons au milieu d’allées sous-marines constituées par des centaines de statues de l’époque soviétique que la population a immergées dans la mer. Les dernières séquences sont consacrées à la violence et à la terreur causées par l’annexion de fait par la Russie d’une partie du Donbass en 2014.
La terre est aussi bleue qu’une orange (Iryna Tsilyk, 2020, 74 min.) est un film qui traite de la guerre à partir d’un documentaire sur le tournage d’un film familial sur la vie quotidienne dans la guerre « de basse intensité » qui s’est livrée dans le Donbass entre 2014 et 2022. Dans une petite ville où les écoles sont fermées, Anna Trofymchuk et sa fille Myroslava mènent un projet commun : tourner une fiction inspirée de leur quotidien. Le film passe d’un registre à l’autre avec un thème unique : la vie quotidienne de cette famille dont tous les hommes adultes se sont éloignés (le grand-père est mort, le père a émigré au Canada et n’a pas l’air très soucieux de savoir ce qui arrive à sa femme et à ses enfants). L’obstination d’Anna et de Myroslava à répéter les prises permet sans doute aux enfants de dompter leurs peurs à force d’interpréter les moments où ils descendent dans la cave pour se protéger des bombardements et où ils se raidissent dans une position aussi aplatie que possible sur un tapis pour échapper aux balles.
Mariupolis (2016, 90 min.) est un documentaire sans voix off du réalisateur lituanien Mantas Kvedaravicius qui a été tué à Marioupol par les troupes russes en avril 2022 [6]. Anthropologue et cinéaste, Kvedaravicius y livre un poème filmé consacré à de multiples détails de la vie quotidienne à Mariupol pendant cette longue période de huit ans qui sépare les premières conquêtes russes et la guerre actuelle. La ville est comme suspendue dans une atmosphère étrange. Ni la paix ni la guerre. Les trams démarrent le matin sans trop savoir s’ils seront bombardés. Des retraités jouent aux échecs dans un parc. Dans l’atelier d’un cordonnier de la minorité grecque une icône déchue des temps anciens reste accrochée au mur : Léonid Brejnev. Cette approche intimiste restitue au mieux une réalité qui semble échapper à toute définition. Elle montre aussi l’attachement des habitants pour leur ville. Une des clés sans doute de la défense héroïque de plusieurs mois lors de l’invasion de 2022.
Il faut aussi insister sur le plurilinguisme qui caractérise le cinéma ukrainien. Suivant les besoins du scénario, les films peuvent être réalisés en ukrainien ou en russe. Souvent, on passe d’une langue à l’autre dans une même scène. On peut aussi relever Retour à la maison (2019, 96 min.) qui est réalisé en tatar de Crimée. Nariman Aliev y raconte le parcours chaotique et tragique du corps d’un jeune étudiant tatare tué par l’armée russe que son père veut enterrer sur la terre ancestrale en Crimée, occupée par les troupes russes depuis 2014.
Dans notre synagogue (2018, 19 min.) est un des rares films de fiction réalisés en yiddish au 21e siècle. Ivan Orlenko part d’un texte inachevé de Kafka [7]. Il situe son film dans la synagogue d’une petite ville au début de l’occupation nazie. La caméra fouille les fissures, les couloirs, les passages sombres et étroits tandis que le personnage central d’une douzaine d’années est autant tourmenté par la silhouette d’une jeune fille qui prend son bain rituel que par la présence d’une bête qui hante la synagogue. Son obstination à vouloir comprendre ce qui se passe dans les profondeurs lui épargne d’observer le présent.
On ne peut qu’espérer que cette pluralité linguistique se maintiendra au-delà de la guerre actuelle comme une caractéristique particulièrement progressiste de la société ukrainienne et que les appels de certaines forces nationalistes à l’éradication de la langue et de la culture russes ne replaceront pas le cinéma ukrainien sous le joug d’une censure étatique