Pierre Rousset
L’invasion de l’Ukraine devait, aux yeux de Poutine, s’accomplir rapidement, mais elle s’inscrivait dans une perspective longue, visant à la réintégration dans l’espace russe des terres de l’ancien empire tsariste.
Du fait de la résistance imprévue des forces armées et de la société ukrainiennes, c’est la guerre d’Ukraine elle-même qui s’inscrit dans la durée. La stratégie du Kremlin évolue en conséquence, ainsi que la perception et la politique des puissances (à commencer par les Etats-Unis et la Chine) ou de l’Union européenne. Leurs positionnements ont changé et changeront en fonction de l’évolution des événements. On ne saurait évidemment prédire l’avenir, mais il est clair que les implications du conflit sont et seront profondes.
Peut-on déjà parler d’un tournant dans la situation mondiale ?
Nous vivons pour le moins un point d’inflexion majeur qui affecte la crise globale (écologique et climatique, sanitaire, socioéconomique, démocratique…) à laquelle nous sommes confrontéEs, où de multiples causes et conséquences s’imbriquent et inter-agissent dans une spirale mortifère. Pour dire les choses simplement, c’est une catastrophe alors que nous franchissons de nouveaux seuils dans la dynamique de diverses crises dont :
- La portée spécifique d’une guerre « en grand » au cœur de l’Europe. Il y a bien entendu eu des précédents, dont les terribles guerres des Balkans, mais elles ont été considérées comme « marginales » par les puissances occidentales. L’occupation de la Crimée, puis d’une partie du Donbass, ont été traitées comme des conflits circonscrits et non pas comme les prémisses d’un bras de fer géopolitique destiné à s’élargir.
- L’envolée de la crise climatique. L'Organisation météorologique mondiale (OMM) vient de remettre un rapport particulièrement alarmant. Elle jugeait en 2020 à 20 % le risque de voir dans les 5 ans suivants la hausse de température dépasser au moins une fois 1,5° ; elle juge aujourd’hui que ce risque est de plus de 50 % pour la période à venir. Alors que les conséquences du réchauffement climatique se font déjà gravement sentir, elle précise que le coût humain et pour la biosphère de chaque année passée au-dessus des 1,5 % sera élevé et que l’on ne peut pas se permettre de reporter à plus tard la réduction des émissions de gaz à effet de serre1 – émissions que chaque guerre booste.
- L’ampleur et les particularités de la crise sanitaire provoquée par Covid-19. Nous savions que nous étions entrés de plain-pied dans une ère d’épidémies dont la gravité serait démultipliée par la mondialisation des échanges, les politiques néolibérales et l’absence de démocratie sanitaire. Cependant, en ce domaine aussi, il y a un net point d’inflexion. Le SARS-CoV-2 ne se comporte pas comme il « aurait dû ». Contrairement aux précédents SARS, il a donné naissance à une pandémie mondiale. Très différent de la grippe, il s’attaque au système pulmonaire et respiratoire, nerveux, digestif, sanguin… et ses variants semblent dans une large mesure imprévisibles – or, la préparation de vaccins saisonniers suppose précisément que l’on puisse prévoir les mutations prochaines du virus. Même si Covid-19 s’éteint demain de « mort naturelle » (il ne semble pas pressé de le faire), par quelles autres pandémies sera-t-il remplacé ?
- La non-réponse des gouvernants et pouvoirs établis à ces crises. Rien n’indique qu’ils vont prendre en compte la gravité de ces enjeux, bien au contraire. Une crise peut être une opportunité pour changer (sortir du pétrole, assurer la souveraineté alimentaire…). C’est l’inverse qui se produit : blackout médiatique sur les enjeux climatiques ou sanitaires, offensive des lobbies pétroliers, agro-industriels et du complexe militaro-industriel pour être libérés de toute contrainte, envolée des budgets militaires et nouvelle impulsion de la course aux armements…
Si nous franchissons bien un nouveau seuil de la crise globale dans laquelle nous a plongés la mondialisation capitaliste, quelles peuvent en être les implications géostratégiques ? Tentons d’ouvrir quelques hypothèses de travail.
L’Eurasie d’hier et d’aujourd’hui
Pour de multiples raisons, l’Eurasie occupe une place particulière dans la géopolitique mondiale. C’est notamment vrai concernant la question de l’arme atomique : le face-à-face nucléaire est en effet une réalité à l’ouest du continent (OTAN/Russie), en son centre (Inde/Pakistan) et à l’est (États-Unis/Chine, péninsule coréenne). Ce que montre la guerre en Ukraine, c’est que la menace nucléaire n’interdit plus un conflit majeur sur le théâtre d’opérations européen, mais au contraire le permet (grâce au chantage protecteur à l’escalade).
L’Eurasie est aussi le continent qui a été radicalement divisé au temps des « blocs » Est-Ouest et le vocabulaire de la guerre froide resurgit à l’occasion du conflit ukrainien. L’analogie est dangereusement trompeuse, car aujourd’hui la Chine et la Russie sont capitalistes (deux formes de capitalismes assez différents l’un de l’autre) et sont insérées dans le marché mondial en ayant noué de profonds rapports d’interdépendance, en particulier entre la Chine et les États-Unis.
On ne saurait sous-estimer l’importance de ce changement de période. La réouverture des immenses territoires ex-soviétiques, chinois ou vietnamiens au capitalisme explique que la baisse tendancielle du taux de profit ait pu être longtemps contrecarrée, ainsi que l’optimisme du grand capital nippo-occidental après l’implosion de l’URSS – il n’avait pas prévu que Pékin pourrait utiliser à ses propres fins la liberté de circulation des capitaux pour réémerger comme une puissance impérialiste redoutablement concurrente. Depuis, l’un des principaux facteurs structurants de la situation mondiale est le conflit inter-impérialiste entre la puissance dominante (États-Unis) et la puissance montante (Chine).
Washington avait pour objectif principal de contrer la montée en force de la Chine et Joe Biden s’y attache avec plus de constance que Donald Trump. Il a tenté, à cette fin, de distancier Moscou de Pékin et est resté très prudent au premier temps de l’invasion poutinienne, annonçant d’emblée que l’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, les États-Unis n’interviendraient pas pour la défendre, se contentant de renforcer le dispositif militaire de l’Alliance en Europe orientale et proposant au président Zelensky de l’exfiltrer. C’est notamment l’échec de la phase initiale de l’invasion et l’efficacité de la résistance ukrainienne qui a progressivement changé la donne, une guerre d’usure étant engagée. L’aide en armement et en information est progressivement montée en qualité. Washington a dû changer temporairement de pied, concentrant son attention sur la Russie plutôt que sur la Chine. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si ce changement de pied devient durable, Biden décidant d’aider décisivement les forces ukrainiennes à gagner la guerre d’usure. En tout état de cause, la crise ukrainienne ne sera probablement pas conclue à court terme, Moscou, Kiev et Washington adaptant leurs stratégies à l’évolution des rapports de forces.
Une guerre en Europe orientale faisait certainement partie des « scénarios » imaginés par divers services de renseignements aux États-Unis, mais un « scénario » n’est pas une prédiction, simplement l’étude d’une possibilité. Plus tôt que d’autres, Washington a compris que l’invasion poutinienne allait se produire, mais, pas plus que Moscou, les services de renseignements US n’avaient, de leurs aveux, prévu l’ampleur de la résistance – à savoir la façon dont le régime ukrainien (et, psychologiquement, la population ukrainienne) avait tiré les conséquences de la Crimée et surtout du Donbass. La résistance à l’invasion s’est révélée farouche tant de la part de l’armée régulière que des forces territoriales et du gros de la population, quelle que soit sa langue, qui aide de mille façons les combattants.
Évolutions géopolitiques
L’alliance Pékin-Moscou n’a pas tenu, pour l’heure, ses promesses, et il faut comprendre pourquoi. Cette alliance était en effet jugée militairement dominante face à la crise de l’OTAN (après l’Afghanistan) et vu la prépondérance stratégique de Pékin en mer de Chine du Sud. Une attaque concertée à l’ouest (Ukraine) et à l’est (Taïwan) semblait difficilement parable. On ne saura jamais ce qui se serait passé si Poutine avait réussi son coup, installant rapidement un régime fantoche à Kiev et plaçant l’Occident devant un fait accompli. Toujours est-il que Xi Jinping n’a pas saisi l’occasion pour tenter de reconquérir Taïwan…
Cet échec place la Chine dans une situation particulièrement inconfortable. Le pourrissement de la situation met en cause les intérêts chinois dans la région : l’Europe orientale, y compris l’Ukraine, constitue un chaînon significatif dans le déploiement mondial des « nouvelles routes de la soie ». L’extrême brutalité de l’armée russe dans le siège des villes peut difficilement être justifiée. L’efficacité de la résistance ukrainienne montre à quoi s’exposerait l’attaque de Taïwan.
Plus problématique encore, Pékin a pris la mesure des sanctions économiques décidées par Washington à l’encontre de Moscou. Si Pékin aide trop efficacement les Russes à les contourner, elles risquent de lui être appliquées. Or, la Chine est très loin de vouloir ou de pouvoir se « découpler » financièrement, économiquement et technologiquement des États-Unis. En fait, Xi Jinping semble craindre que Joe Biden n’impose aujourd’hui ce découplage et il cherche un allié à… la Bourse de Wall Street en acceptant pour la première fois de respecter des règles de transparence imposées par l’institution.
Assurer son alliance avec la Russie peut coûter très cher à Pékin alors que son économie s’essouffle, la rompre, c’est se retrouver seul face aux États-Unis… Pékin a pour l’heure perdu l’initiative.
La Russie n’est pas isolée sur le plan mondial, la grande majorité des gouvernements en Amérique latine ou en Afrique et en Asie ne changeant pas ou peu leurs relations avec Moscou. La guerre d’information russe marque des points dans les populations, par hostilité mémorielle à l’égard des États-Unis et des impérialisme traditionnels européens. Les gouvernements sont à l’affut d’aide militaire ou font preuve d’opportunisme économique : la crise est l’occasion de faire de bonnes affaires avec la Russie.
La place de l’Asie dans les exportations russes d’énergie est fort importante. Si les ventes de charbon chutent, la Chine, la Corée du Sud, mais aussi l’Indonésie, l’Inde veulent profiter des baisses de prix du pétrole. L’Inde va jusqu’à proposer des transactions en roubles ou roupies (devise indiennes). L’acheminement du gaz se faisant essentiellement par gazoduc, il est difficile de le rerouter, mais le Japon, qui pourtant exécute en général avec application les sanctions, veut maintenir ses contrats Gazprom de gaz naturel liquéfié ; y renoncer lui coûterait trop cher. Quant aux ventes d’armes, elles se poursuivent. L’Asie représente 60 % des exportations d’armes russes dans le monde (concernant une dizaine de pays, dont le Vietnam, très dépendant de cette source). L’Inde représente pour Moscou le principal marché militaire (avant la Chine), les deux tiers des armements importés dans le pays étant russes : l’unique porte-avion, la majorité des avions de chasse, le principal char de combat et, bientôt, un système avancé de défense anti aérienne.
Malgré tout, le coût socioéconomique de la guerre et des sanctions US commence à se faire sérieusement sentir en Russie même, avec notamment la montée brutale de l’inflation…
Les États-Unis réaffirment leur leadership sur le « camp occidental ». Ils bénéficient des ressources du complexe militaro-industriel, de leur maîtrise de la surveillance et du renseignement, du contrôle qu’ils ont des communications bancaires SWIFT, des droits dont ils ont unilatéralement doté la justice étatsunienne (pouvoir de sanction dès qu’une transaction internationale se fait en dollars), etc. Cependant, aujourd’hui pas plus qu’hier ils n’ont les moyens de consolider seuls leur hégémonie mondiale – pour ce faire, ils auraient besoin d’alliés fiables, mais les trouvent rarement, notamment en Eurasie. On le voit en Europe du fait des faiblesses intrinsèques à l’UE.
En Asie du Sud, Joe Biden a intégré l’Inde en définissant un nouveau théâtre d’opérations indopacifique, mais un espace géostratégique conçu contre la Chine ne se réoriente pas contre la Russie simplement parce que Washington en a décidé ainsi. New Delhi a des rapports historiques étroits avec Moscou qu’elle ne veut pas rompre, face en particulier au Pakistan et à la Chine. Le Japon répond présent aux sollicitations de Washington, d’autant plus qu’il cherche à se libérer des clauses pacifistes de sa Constitution et achever son réarmement déjà très avancé. Seul membre asiatique du G7, il participe activement à la politique de sanctions contre la Russie.
L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) gagne une nouvelle légitimité aux yeux de ses propres membres et au-delà, en Europe, dans des pays non-membres. Il est clair que les gouvernements d’une série de pays « non alignés » vont demander leur adhésion avec, et c’est cela le plus important, un fort soutien dans la population, même si des courants de gauche continuent à s’y opposer. Vu de la ligne de front est-européenne, l’OTAN apparaît dorénavant comme un bouclier. Nous savons que cette organisation n’a jamais été conçue comme « défensive » et qu’elle s’est maintenue quand le Pacte de Varsovie s’est dissout, mais le combat pour son démantèlement s’avère aujourd’hui politiquement bien plus compliqué qu’hier. Il est cependant trop tôt pour en déduire que l’Alliance va demain se projeter à nouveau vers l’Orient, comme la décision en avait été prise en 2002 au nom de la « lutte contre le terrorisme », ce qui a conduit à son intervention en Afghanistan. D’autres traités « occidentaux » sont dorénavant à l’œuvre dans l’espace indopacifique (Quad, Aukus).
L’Union européenne toujours désunie. Tout étant relatif, face à la Russie autocratique, l’Union européenne se présente comme une alternative démocratique, ce qu’elle n’est pourtant ni dans son fonctionnement ni dans la nature des traités dont elle impose le respect aux populations des pays membres. La tendance en cours, en Europe de l’Ouest, est à la restriction des droits et libertés (c’est particulièrement le cas du macronisme). Politiquement cependant, l’image de l’UE sort embellie de la crise ukrainienne dont l’une des conséquences les plus significatives est la décision allemande de s’engager militairement bien au-delà de ce qui était le cas auparavant. Cependant, même si elle produit et exporte des armements, l’UE reste un nain militaire, l’armée française elle-même, bien qu’expérimentée, étant incapable d’autonomie stratégique, quoi qu’en dise Macron. En majorité, les pays membres de l’UE conçoivent leur défense dans le cadre de l’OTAN, sous la direction de Washington. L’Union, divisée, ne pèse pas dans les grands dossiers géostratégiques mondiaux et peut difficilement être qualifiée de « puissance ».
La situation internationale s’avère d’autant plus instable que dans bien des pays la position des chefs d’État est menacée : Joe Biden par le retour en force des trumpistes ; Vladimir Poutine en cas d’échec trop flagrant de sa guerre ; Boris Johnson par la révélation de ses frasques en temps de confinement sanitaire (d’où son bellicisme sur l’Ukraine) ; Xi Jinping pour de multiples raisons : impasse de sa politique dite ZéroCovid, baisse de la croissance économique, règlements de comptes potentiels au sein de l’appareil du parti en réaction aux purges sanglantes qu’il a menées, y compris dans l’état-major des forces armées.Une version plus développée de cet article sera mise en ligne qui traitera aussi des politiques militaires, des contradictions de la mondialisation capitaliste, de la nature du cycle actuel des résistances populaires et des implications de la crise globale pour notre pratique militante.