Eric Aunoble
Au lendemain de la révolution d’octobre 1917, Lénine proclame pour l’Ukraine le droit à sa souveraineté. Débute alors une campagne visant à modifier la structure sociale du pays et à rendre le pouvoir à la population locale.
Les propos volontiers provocants de Vladimir Poutine, évoquant la création de l’Ukraine contemporaine par la Russie, « plus exactement par la Russie communiste, bolchevique » et prononcés à la veille d’attaquer l’Ukraine, rappellent une histoire aujourd’hui oubliée. Dès avril 1917, au grand dam des partis démocratiques russes, Lénine dénonçait l’oppression que les « grand-russes » faisaient peser sur l’Ukraine comme sur la Pologne et la Finlande, et proclamait le droit de ces nations à se séparer de l’Etat russe. Après la révolution d’Octobre, il vise à mettre en place une « fédération de républiques soviétiques nationales », et la loi dispose que « des écoles des minorités nationales seront ouvertes dès qu’il existe une quantité suffisante d’élèves d’une nationalité donnée ».
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : Ukraine, histoire d’une émancipation », 2022. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Evidemment, les bolcheviques entendent prendre le pouvoir dans toutes les parties de l’ex-Empire tsariste. Cependant, la prise de contrôle du sud-ouest au cours de la guerre civile prend la forme d’une république socialiste soviétique d’Ukraine formellement souveraine. Lénine tient à ce principe, qu’il défend au début 1918 contre ses camarades du Donbass qui avaient proclamé une république soviétique régionale séparée, puis en 1922 contre le projet constitutionnel de Staline d’un Etat centralisé depuis Moscou et non d’une Union des républiques socialistes soviétiques.
Dans l’Ukraine soviétique ainsi créée, la promotion des minorités nationales de l’ex-empire se décline sous le nom d’ukrainisation. Alors que la langue ukrainienne avait été la plupart du temps interdite d’enseignement et d’édition sous les tsars, le droit à l’éducation en langue maternelle est institué, et la diffusion des quotidiens, à 87 % russophone en 1923, passe à l’ukrainien à 91 % en 1932. C’est une « Renaissance culturelle » où les talents novateurs s’affirment : l’écrivain Mykola Khvylovy, le metteur en scène Les Kourbas et le réalisateur Alexandre Dovjenko. Ils valent bien les Russes Boris Pilniak, Vsevolod Meyerhold et Sergueï Eisenstein, mais leur inspiration est originale.
Toutefois, la valorisation de la langue et de la culture ukrainiennes n’est qu’un aspect de l’ukrainisation. Dans l’esprit des bolcheviques, il s’agit surtout d’attacher les Ukrainiens au nouveau pouvoir en rendant ce dernier plus représentatif de la population locale. L’enjeu est de taille quand les clivages sociaux se superposent aux divisions ethniques. Aux campagnes ukrainiennes s’opposent, depuis des siècles, des villes, peuplées très majoritairement de Russes, de juifs et de Polonais. Dans la lutte des classes entre paysans et grands propriétaires, les bolcheviques ont évidemment pris le parti des premiers, ukrainiens. Mais, au pouvoir, comment peuvent-ils -articuler les rapports entre 80 % de paysans ukrainiens et moins de 5 % d’ouvriers industriels majoritairement d’origine russe ?
Le deuxième volet de leur politique vise donc à modifier la structure sociale et celle du pouvoir. Cela passe par la formation de cadres ukrainiens. Vers 1930, 60 % des établissements d’enseignement supérieur sont ukrainisés, et plus encore dans les formations de techniciens et d’ingénieurs, ouvertes aux ouvriers et paysans sans cursus scolaire long. Pour travailler dans l’administration, il faut désormais maîtriser la langue majoritaire. Le Parti communiste modifie également son recrutement. Les Russes, qui représentaient plus de la moitié des membres en 1922, ne sont plus qu’un quart dix ans plus tard. Pour les Ukrainiens, la courbe est inverse : en 1933, 60 % des militants sont de l’ethnie majoritaire.
La construction d’un « empire de la discrimination positive » se heurte pourtant à des obstacles. Faire émerger une élite issue des classes populaires prend du temps. Peut-on licencier les fonctionnaires russophones pour leur méconnaissance de l’ukrainien dans un pays encore à moitié illettré en 1927 ? Sans oublier les limites de ce que l’on peut dire dans le débat public. L’écrivain Khvylovy les teste en critiquant le provincialisme ukrainien comme le chauvinisme russe et se fait des ennemis à Kharkiv (alors capitale) et à Moscou. Un autre héraut du « communisme national », Oleksandr Choumsky, franchit le Rubicon en 1927 en plaidant pour l’ukrainisation du Donbass. Il est immédiatement muté à Leningrad, loin de son pays natal.
Ce premier coup de semonce annonce le durcissement du « grand tournant » stalinien de 1929-1933. L’obéissance attendue de tous dans la mise en œuvre de l’industrialisation et de la collectivisation forcée de l’agriculture rend suspect tout doute exprimé, et la défense de la culture ukrainienne passe pour du nationalisme. L’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, ancien leader de l’UNR rentré en URSS pour intégrer l’Académie des sciences ukrainienne, est arrêté et exilé à Moscou en 1931. En 1933, en pleine famine, l’écrivain Khvylovy se suicide, suivi quelques mois plus tard par Mykola Skrypnyk. Proche de Lénine, qui l’avait envoyé diriger le PC ukrainien, il avait défendu la politique d’ukrainisation après l’éloignement de Choumsky. En 1937, Les Kourbas est éliminé parmi d’autres lors de la Grande Terreur. On parlera désormais de « Renaissance fusillée » pour désigner la génération des années 1920.
Si l’on ajoute que l’année 1933 avait vu une réforme de l’orthographe ukrainienne visant à amoindrir les dissemblances avec le russe, doit-on en conclure que la russification est désormais en marche ? Le tableau est plus complexe. Au niveau linguistique, l’enseignement en ukrainien reste la norme officielle, et si la diffusion de la presse en cette langue diminue de 20 % dans les années 1930, c’est pour correspondre à la réalité socio-logique : au début de la décennie, on avait même ukrainisé les quotidiens de grandes villes très majoritairement russophones, comme Kharkiv. Certains créateurs continuent par ailleurs leur carrière, tel le cinéaste Dovjenko, qui vante aussi bien la collectivisation dans La Terre (1930) que la chasse aux agents étrangers dans Aerograd (1935).
Dans le Parti communiste, les Ukrainiens gardent la melior pars. Il n’est toutefois pas nécessaire d’être ukrainien pour défendre les prérogatives de la deuxième plus importante des républiques de l’URSS par sa population. Ainsi Nikita Khrouchtchev, qui était né dans une famille de paysans russes ayant émigré avant 1917 pour s’embaucher dans l’industrie du Donbass.
Sous Brejnev, on commence à prôner l’assimilation de tous dans un « peuple soviétique » générique
C’est là qu’il devient bolchevique pendant la guerre civile. Son ascension dans l’appareil l’amène à Moscou dans les années 1930, mais il revient diriger le Parti ukrainien de 1938 à 1949 et a à cœur de maintenir pendant la guerre les institutions étatiques ukrainiennes, même quand tout le pays est occupé par les nazis. Il est secrétaire général du PC de toute l’URSS en 1954 quand la Crimée est transférée de la République de Russie à sa voisine, un geste purement symbolique à l’époque mais qui honore l’Ukraine.
Les équilibres culturels et ethniques élaborés sous Lénine sont toutefois mis à mal après 1945. A la suite de la saignée de la guerre en Ukraine, on fait venir des Galiciens fraîchement soviétisés pour travailler dans le Donbass dévasté, tandis que le quartier juif de Lviv, vidé de ses habitants à cause de la Shoah, est repeuplé de fonctionnaires et de militaires venant de Russie. L’urbanisation rapproche les modes de vie, et de nombreuses familles ukrainiennes optent pour le russe pour l’éducation de leurs enfants dès qu’on leur laisse le choix en 1958.
Sous Brejnev, on commence à prôner l’assimilation de tous dans un « peuple soviétique » générique, alors qu’un « parti russe » nationaliste prend de l’assurance dans la haute Nomenklatura et avance son agenda. En diffusant, en 1968, un samizdat [un écrit clandestin] intitulé Internationalisme ou russification ?, l’intellectuel ukrainien Ivan Dziouba pense défendre l’héritage de Lénine. En réalité, il marque le début du mouvement dissident. Et il sera l’un des fondateurs du Rukh, le premier mouvement nationaliste qui s’affirme sous la perestroïka. •
Historien à l’université de Genève, chargé de cours sur l’Ukraine, Eric Aunoble a codirigé, avec Korine Amacher et Andrii Portnov, Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne (Antipodes, 2021) et publié entre autres « Le Communisme, tout de suite ! » Le mouvement des Communes en Ukraine soviétique (1919-1920) (Les Nuits rouges, 2008).