Laurent Geslin Serhii Plokhy
Pour l’historien américano-ukrainien Serhii Plokhy, le conflit qui fait rage en Ukraine est une lutte de « libération nationale », dans laquelle les Ukrainiens sont « majoritairement restés unis », renforçant même leur identité. Il constate « l’ukrainisation » des populations du pays.
Serhii Plokhy est professeur d’histoire ukrainienne à l’université de Harvard (États-Unis). Dans son ouvrage Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine (The Gates of Europe. A History of Ukraine), qui vient de paraître aux éditions Gallimard, il revient sur la complexité des identités des populations des territoires actuels du Bélarus, de l’Ukraine et de la Russie occidentale, et sur leurs constantes luttes pour l’émancipation face à l’Empire ottoman, à la « république des Deux Nations », à la Moscovie, puis face à l’Empire russe. Et il donne tout son sens au terme même d’Ukraine, qui signifie « marche » ou « frontière » dans les langues slaves.
Mediapart : Quand les Ukrainiennes et Ukrainiens ont-ils commencé à réaliser qu’ils formaient un peuple différent des Russes ? À quel moment la nation ukrainienne a-t-elle pris conscience d’elle-même ?
Serhii Plokhy : Des nuances linguistiques avaient toujours existé entre les populations qui vivaient sur les terres de la Rus’ de Kiev, un royaume qui incluait la plupart des territoires actuels du Bélarus, de l’Ukraine et une partie de ceux de la Russie. Mais à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, nous observons l’apparition d’un nouveau mot, le terme « Moskal », qui désigne un groupe considéré comme allogène par les communautés locales. Il s’agit des Russes, c’est-à-dire des habitants de la principauté de Moscou, mais surtout des soldats qui avaient pris possession de la rive gauche du Dniepr, après le traité de Pereïaslav, en 1654.
C’est dans ces régions que s’était développée quelques années plus tôt la révolte menée par l’hetman Bogdan Khmelnitski contre la république des Deux Nations, avant que le chef cosaque ne soit obligé de demander la protection de Moscou. Le terme « Moskal » est entré à cette époque dans la langue populaire, puis au XIXe siècle dans la littérature ukrainienne avec le poète Taras Chevtchenko. C’est aujourd’hui un terme péjoratif.
Sur quels critères peut-on se définir comme Russe ou comme Ukrainien en Ukraine ? L’identification à l’un ou à l’autre de ces deux groupes est un processus intime, mais il porte aussi une forte charge politique...
Pour s’identifier à un groupe, le critère le plus simple est généralement celui de la langue, selon les modèles nationaux qui se sont construits en Europe au XIXe siècle, notamment dans les régions germanophones. Le cas ukrainien est pourtant un peu différent. Nous avons observé au XXe siècle l’émergence d’une nation où cohabitaient plusieurs idiomes, des langues que l’on pouvait parler sans automatiquement être assigné à une identité.
Ainsi, si l’immense majorité des populations qui parlent ukrainien vont se définir comme ukrainiennes, beaucoup de russophones d’Ukraine se considèrent aussi comme des Ukrainiens. Avant le début de la guerre, en 2014, environ la moitié de la population d’Ukraine était ukrainophone, l’autre moitié russophone. Les autorités de Moscou sont donc parties du principe que les gens qui parlaient russe allaient accueillir chaleureusement les troupes du Kremlin. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
Les citoyens d’Ukraine se sont simplement associés à l’histoire du territoire sur lequel ils vivaient, comme les habitants du Canada ou des États-Unis.
Ce postulat a entraîné une erreur d’appréciation militaire, mais aussi l’échec du modèle national que les Russes comptaient imposer en Ukraine. Les Ukrainiens sont majoritairement restés unis, malgré leurs différences linguistiques et culturelles, ils ont réaffirmé avec force leur loyauté à leur État et à leurs institutions démocratiques, plutôt qu’à l’autoritarisme russe. Cette guerre, officiellement déclenchée pour protéger les russophones d’Ukraine, a au contraire accéléré « l’ukrainisation » des populations du pays. Personne ne veut plus être associé avec l’agresseur, même en termes linguistiques ou culturels.
Comment cette citoyenneté inclusive a-t-elle pu se mettre en place ?
Elle a été rendue possible car les barrières culturelles et linguistiques entre ces deux mondes étaient peu importantes avant 2014. Mais aussi parce que l’État ukrainien avait permis à une certaine forme de tolérance de persister. Ainsi, les russophones pouvaient être en minorité dans certaines régions, mais la culture russe était toujours majoritaire, surtout dans les villes. Les citoyens d’Ukraine se sont simplement associés à l’histoire du territoire sur lequel ils vivaient, comme les habitants du Canada ou des États-Unis.
L’Ukraine est la combinaison de deux histoires : c’est une nation européenne classique, née au XIXe siècle sur la base de la langue et de la culture, mais c’est aussi une nation construite sur une frontière mouvante, aux limites de la steppe, où des gens sont arrivés des quatre coins du monde. Nikita Khrouchtchev et Leonid Brejnev étaient par exemple des Russes dont les parents étaient venus en Ukraine pour industrialiser la région.
La guerre menée par le Kremlin en Ukraine contribue également à dégager l’identité russe de l’héritage soviétique...
La guerre actuelle entraîne non seulement la consolidation de la nation ukrainienne, mais aussi celle de la nation russe. Vladimir Poutine a lancé cette invasion en partant du principe que les Russes et les Ukrainiens formaient le même peuple, ce qui sous-entendait que les Ukrainiens n’existaient pas. Les cercueils qui reviennent en Russie sont la preuve tragique que les Ukrainiens ne veulent pas partager le même État et la même culture politique que leurs voisins. Ce qui a bien sûr des conséquences sur la façon dont les Russes s’identifient eux-mêmes.
Dans l’histoire, les guerres ont été toujours été des instruments utiles pour construire des identités. Il est d’ailleurs frappant que la guerre de Moscou, censée avoir été lancée pour protéger les russophones d’Ukraine, soit souvent menée par des soldats appartenant aux minorités de la Fédération russe, par des Tchétchènes, par des Bouriates. Et que les principales victimes des combats soient les russophones de l’est de l’Ukraine, de Kharkiv à Marioupol.
La mémoire des Cosaques fut mobilisée au XIXe siècle pour construire l’identité nationale ukrainienne. Au-delà de ces références mythologiques, reste-t-il quelque chose de leur organisation sociale dans la société ukrainienne contemporaine ?
Les Cosaques occupent une part importante de la mythologie ukrainienne, mais leur héritage politique a disparu dès la fin du XVIIIe siècle. Il n’y a aucune filiation directe entre leurs institutions et l’État ukrainien moderne, mais la légende de ces communautés libres, qui se soulevaient pour défendre leurs droits, a survécu. L’histoire des Cosaques a certainement inspiré les combattants ukrainiens de la révolution de 1917 et ceux qui se battent aujourd’hui dans les tranchées.
Notons cependant que le mythe des Cosaques est aussi utilisé en Russie, mais d’une manière totalement différente. Dans l’imaginaire russe, ces combattants sont de fidèles serviteurs de l’État et des institutions, alors que les Cosaques ukrainiens sont au contraire vus comme des rebelles libres et indépendants, qui luttent contre l’occupant pour imposer leurs propres structures étatiques.
L’Ukraine était nécessaire à la fondation de l’Union soviétique, et sa défection a précipité la dissolution de la Fédération. Est-il pour autant possible d’étudier sereinement cette période en Ukraine ?
Avant le déclenchement de la guerre de 2014, il est certain que la mémoire de l’URSS divisait fortement l’Ukraine. Ces polémiques sur le passé soviétique du pays ont d’ailleurs été utilisées par les Russes pour justifier leur agression. Pour gagner le cœur des populations locales, le Kremlin avait cherché à mobiliser l’identité soviétique, et non l’identité russe, ce qui a en partie marché, notamment dans le Donbass. Durant et après la révolution de la place Maïdan, des centaines de statues de Lénine et d’autres dirigeants soviétiques ont ensuite été abattues en Ukraine, durant le mouvement que l’on a appelé le « Léninopad ». Beaucoup de gens pensaient que l’est du pays allait s’opposer à ces destructions, mais il ne s’est rien passé.
Lors du lancement de l’invasion de février dernier, les Russes ont été dans l’impossibilité d’exploiter de nouveau ces divisions mémorielles, car celles-ci se sont très fortement atténuées depuis 2014. Les troupes du Kremlin ont ainsi tenté de faire réinstaller des statues à la gloire de Lénine dans les régions occupées, mais je ne pense pas que cela ait permis de légitimer l’invasion auprès de la population. Les gens manifestaient au contraire contre les chars russes avec des drapeaux ukrainiens dans les villes russophones du sud de l’Ukraine.
Après huit ans de guerre, le pays a tout simplement tourné la page des divisions mémorielles concernant l’Union soviétique. Ce qui devrait favoriser l’étude de cette période au niveau universitaire. Je pense cependant qu’il faudra sans doute que la guerre s’arrête pour avoir des échanges de qualité.
Votre livre balaye longuement les luttes des peuples d’Ukraine pour s’affranchir des dominations ottomanes, polonaiseset russes. Considérez-vous le conflit actuel comme une guerre de « libération nationale » ? Et que répondez-vous à ceux qui dénoncent l’implication de l’Otan et des États-Unis dans les combats ? Le soutien de Washington est-il le signe d’une nouvelle forme d’impérialisme ?
Nous assistons en temps réel à l’effondrement d’un empire, et certains empires peuvent s’effondrer durant de très longues périodes, comme l’Empire ottoman. Le début du déclin de l’Empire russe a commencé en 1917, puis l’Union soviétique s’est disloquée en 1991, entraînant les indépendances russe et ukrainienne. Ce que nous voyons aujourd’hui est la guerre que beaucoup redoutaient en 1991. Et des puissances étrangères participent en effet à ce conflit de « libération nationale ».
Nous pourrions ainsi comparer l’intervention de Washington en Ukraine à la participation de la France durant la guerre d’indépendance américaine. À l’époque, il est bien évident que les Français n’étaient pas seulement intéressés par la liberté du peuple américain et qu’ils suivaient leurs propres intérêts.
Or, je ne pense pas que le monde ait beaucoup changé sur ce point depuis le XVIIIe siècle. Mais le cœur du conflit est bien une guerre de « libération nationale » contre un système impérial. Les pays qui aident l’Ukraine ont de multiples raisons de le faire, mais je ne pense pas que l’Angleterre ou la France espèrent réellement être des acteurs importants en Europe de l’Est en aidant l’Ukraine.
Le cas de la Crimée est-il spécifique ? Certaines voix au sein de la communauté internationale soulignent qu’il serait préférable que l’offensive ukrainienne s’arrête avant de menacer la péninsule…
Je suis historien, et le parallèle le plus frappant que je puisse dresser avec la Crimée est celui de l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938. L’argument à l’époque était que l’incorporation dans le Reich allemand des germanophones d’Autriche allait apaiser la situation. Mais cela a au contraire formé les conditions nécessaires pour de nouvelles agressions. La même chose s’est répétée en 2014 en Crimée. L’Allemagne a formellement condamné cette annexion, ce qui n’a pas empêché Berlin de se lancer dans la construction de North Stream. Expliquer que la Crimée est un cas particulier, c’est juste soutenir l’envahisseur russe.