Vladyslav Starodubtsev
En 1794, Hryhoriy Potemkin écrivait : « Retirez les Tatars de Belbek, Kacha, Sudak, Uskut, de la vieille Crimée, et généralement des régions montagneuses ; parmi les Tatars qui vivent dans les steppes, personne ne doit être laissé en arrière ; et si l’un des Maures souhaite partir, il doit être immédiatement ajouté à la liste appropriée et recevoir l’ordre de partir dans les 24 heures. » Cette note explique beaucoup de choses. C’est ainsi que le grand déplacement de la population tatare a commencé. Selon des sources turques, sur les 1,5 million de Tatars qui vivaient en Crimée au 18e siècle, il en restait 250 000 au début du 20e siècle. Les Tatars de Crimée ont beaucoup souffert de l’impérialisme russe, mais en 1917, le mouvement national tatar a eu une chance de se libérer.
La révolution de Février était devenue une période de possibilités pour les nations de l’Empire. Les Tatars de Crimée ont saisi cette possibilité et l’ont utilisée autant qu’ils le pouvaient. En 1917, les cercles révolutionnaires de l’intelligentsia tatare de Crimée ont créé le Milliy Firqa (parti du peuple). Il s’agissait d’un parti démocratique musulman d’orientation socialiste, qui prônait une république parlementaire démocratique, avec la liberté de réunion, des syndicats, la libre activité des partis, les libertés individuelles et leur inviolabilité. Ce parti portait également haut les valeurs de la liberté nationale, de l’égalité entre les langues, les cultures et les peuples, et soutenait notamment la lutte pour l’autonomie ou l’indépendance de tous les peuples asservis de Russie et préconisait de larges garanties pour toutes les nationalités habitant la Crimée. Milliy Firka était construit comme un parti centralisé qui permettait uniquement aux membres musulmans en tant que parti national de représenter leurs intérêts. L’un des principaux objectifs déclarés était l’établissement d’une société sans classes et d’un État ou d’une autonomie régie par l’interprétation démocratique de la charia.
L’un des dirigeants et fondateurs du parti était Noman Çelebicihan, un ardent socialiste, un poète et un avocat. Çelebicihan a donné son caractère au parti et est devenu le symbole d’une révolution naissante dans la péninsule.
La Crimée possède un grand nombre de fleurs, de couleurs et d’arômes différents. Ces fleurs représentent les nations qui vivent en Crimée : Tatars de Crimée, Russes, Juifs, Grecs, Allemands et autres. La tâche du Kurultai [parlement des Tatars] est de rassembler tout le monde et, en en faisant un merveilleux bouquet, de transformer la Crimée en une véritable Suisse culturelle. Le Kurultai national ne s’occupera pas seulement des musulmans, mais aussi des autres nations, il les invitera à coopérer, et il avancera au même rythme qu’eux. Notre nation n’est que l’initiateur dans cette affaire. - Noman Çelebicihan
Les Tatars de Crimée ont formé leurs bataillons nationaux dans l’armée et ont commencé à créer des centres culturels et politiques légaux. Cependant, ces activités n’étaient pas appréciées par le gouvernement russe. Le gouvernement de Kerensky s’opposa au mouvement des Tatars de Crimée et, le 23 juin, Çelebicihan est arrêté par le contre-espionnage de Sébastopol pour « activités illégales ». Cette arrestation était une violente agression contre le sentiment national des Tatars de Crimée. Après avoir recueilli plus de 5 000 signatures de protestation, Chelebijihan est cependant rapidement libéré.
La révolution de février a renversé l’ancien régime, et notre peuple s’est rallié à la bannière rouge. Mais les mois ont passé, et nous ne voyons toujours ni science, ni connaissance, ni art, ni industrie, ni ordre, ni justice. De plus, l’ordre s’est encore détérioré, et tous nos espoirs ont été anéantis. Tout autour de nous, il y a un vide terrifiant qui donne à réfléchir. Nous attendons une solution aux problèmes de la part des autorités centrales [de la Russie].
Cependant, seule l’anarchie est venue du gouvernement provisoire, et toute la région [la Crimée] a plongé dans l’obscurité et le conflit. À cet égard, nous avons dit : « Nation ! N’attendez plus rien du gouvernement central, prenez votre destin en main ! ».
Le 2 octobre 1917, le deuxième congrès musulman de toute la Crimée, réuni à Simferopol, a décida d’organiser des élections au Kurultai, le parlement des Tatars de Crimée. Lors des élections qui se sont déroulées dans la seconde moitié de novembre, 76 députés ont été élus au parlement, dont 4 femmes. L’élection de femmes députées en république musulmane était considérée comme un symbole de progrès social dont les membres du premier parlement de Crimée étaient fiers.
Quelque temps plus tard, le 13 décembre 1917, Kurultai a proclamé la République populaire de Crimée, fondée sur les idéaux de libération nationale, d’égalité sociale et de démocratie.
Le Kurultai reconnait fondamentalement l’égalité des personnes et affirme l’égalité des droits des hommes et des femmes et confie l’élaboration et l’adoption d’une loi correspondante sur l’égalité au Parlement. - Article 18 de la Constitution de la République populaire de Crimée.
C’était la première république turque, la première république musulmane à accorder l’égalité des droits aux femmes et la première république socialiste du monde musulman. La plupart des membres élus du Parlement étaient issus du parti Milliy Firka, et commencèrent à réaliser son programme, qui comprenait des réformes politiques, culturelles et économiques. Le parti Milliy Firka avait déclaré la socialisation des usines et des fabriques : « ...Dans la question du travail, Milliy Firka est totalement solidaire des revendications des sociaux- démocrates. »
La majorité des Tatars de Crimée étaient des paysans, dont près de la moitié étaient sans terre. C’est pourquoi le programme du parti préconisait la liquidation de la propriété foncière waqf (église) : 87 614 acres de terre ont été ainsi transférés à l’État et loués aux paysans les plus pauvres. « Toutes les terres appartiennent aux communautés » (jamaats) : chaque personne se voit garantir autant de terres qu’elle peut cultiver. Les biens administratifs, ecclésiastiques et propriétaires de terrains devaient faire l’objet d’une aliénation sans compensation.
La décision de déclarer la République populaire de Crimée était également soutenue par les membres ukrainiens et tatars de Crimée du Conseil des représentants du peuple. Bientôt, les bolcheviques, se considérant comme les successeurs légaux de toutes les terres précédemment détenues par l’Empire russe, déclarèrent la guerre à la République populaire de Crimée et occupèrent complètement la péninsule de la Crimée. Ils capturèrent Noman Çelebicihan et, le 27 janvier, le chef du gouvernement national de Crimée est emprisonné à Sébastopol. De quelle manière il a été torturé ou interrogé par les nouvelles autorités bolcheviques, nous ne le savons pas, mais peu après, le 23 février 1918, il a été fusillé, et son cadavre a été jeté dans la mer Noire.
La République populaire de Crimée est devenue un exemple éclatant de la lutte d’un peuple asservi pour ses droits, son État et sa liberté. La république n’a pas duré longtemps, et la population de Crimée a subi un tragique destin – régime d’occupation russes, troupes françaises et allemandes. Le parti Milliy Firka a été persécuté par toutes les forces en présence : le gouvernement provisoire, les bolcheviques, les Blancs et les forces françaises.
L’aile gauche du parti a décidé de collaborer avec les bolcheviques et a adopté le programme soviétique. Mais après une vague de répression, elle a finalement été interdite par les bolcheviques en 1920.
Cependant, l’héritage de cette république éphémère, mais ambitieuse et courageuse, est toujours vivant.
Vladyslav Starodubtsev historien indépendant d’Europe centrale et orientale, militant social et politique de l’organisation de gauche ukrainienne Sotsialnyi Rukh.