Léon Trotsky
« L’Ukraine contemporaine a été entièrement et complètement créée par la Russie, plus exactement par la Russie communiste, bolchevique. Ce processus a commencé presque immédiatement après la révolution de 1917, et Lénine et ses camarades ont agi de façon vraiment peu délicate avec la Russie : ils ont pris à celle-ci, lui ont arraché une partie de ses territoires historiques. Bien sûr, personne n’a rien demandé aux millions de personnes qui vivaient là. » Ainsi s’est exprimé Vladimir Poutine le 21 février dernier, « justifiant » à l’avance sa brutale intervention contre l’Ukraine. L’occasion de publier des extraits d’un texte de Léon Trotsky, daté d’avril 19391, qui rappelle les débats au sein de l’URSS naissante sur la question ukrainienne.
La question ukrainienne, que bien des gouvernements, bien des « socialistes » et même bien des « communistes », se sont efforcés d’oublier et de reléguer au fin fond de l’histoire, vient d’être remise à l’ordre du jour, cette fois avec une force redoublée. La toute récente aggravation du problème ukrainien se trouve liée très intimement à la dégénérescence de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, aux succès du fascisme et à l’approche de la prochaine guerre impérialiste. Crucifiée par quatre États, l’Ukraine occupe à présent dans les destinées de l’Europe la même position que la Pologne autrefois, à cette différence près que les relations internationales sont infiniment plus tendues maintenant et que les rythmes des évènements s’accélèrent. La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l’Europe. Ce n’est pas pour rien que Hitler a d’abord soulevé bruyamment la question de la constitution d’une « Grande Ukraine », pour ensuite s’empresser de l’enterrer furtivement.
Lénine contre le chauvinisme grand russe
La IIe Internationale, qui exprime les intérêts de la bureaucratie et de l’aristocratie ouvrières des États impérialistes, a complètement méconnu la question ukrainienne. Même son aile gauche ne lui a jamais accordé l’attention nécessaire. Il suffit de rappeler que Rosa Luxemburg, malgré sa brillante intelligence et son esprit vraiment révolutionnaire, a pu affirmer que la question ukrainienne était l’invention d’une poignée d’intellectuels. Cette prise de position a même laissé une profonde empreinte sur le parti communiste polonais. La question ukrainienne a été considérée par les chefs officiels de la section polonaise de l’Internationale communiste plutôt comme un obstacle que comme un problème révolutionnaire. D’où les efforts opportunistes déployés en permanence pour échapper à cette question, pour l’écarter, pour la passer sous silence ou la renvoyer à un avenir indéterminé.
Le parti bolchevique était parvenu non sans difficultés et petit à petit, sous la pression incessante de Lénine, à se faire une idée juste de la question ukrainienne. Le droit à l’autodétermination, c’est à dire à la séparation, a été étendu par Lénine aussi bien aux Polonais qu’aux Ukrainiens : il ne reconnaissait pas de nations aristocratiques. Il considérait comme une manifestation de chauvinisme grand russe toute tendance à éliminer ou à différer le problème d’une nationalité opprimée.
Après la prise du pouvoir, il y eut au sein du parti bolchevique une lutte sérieuse au sujet de la solution des nombreux problèmes nationaux hérités de la vieille Russie tsariste. En sa qualité de commissaire du peuple aux nationalités, Staline représentait invariablement la tendance la plus centraliste et bureaucratique. Ce fut particulièrement net à propos de la question géorgienne et de la question ukrainienne. La correspondance sur ces questions n’a pas encore été publiée. Nous comptons publier la toute petite partie qui se trouve à notre disposition. Chaque ligne des lettres et propositions de Lénine vibre de l’insistance qu’il met à ce qu’on fasse droit, dans la mesure du possible, à ces nationalités opprimées. Dans les propositions et déclarations de Staline, au contraire, la tendance au centralisme bureaucratique, est invariablement marquée. À seule fin d’assurer des « besoins administratifs », lisez les intérêts de la bureaucratie, les revendications les plus légitimes des nationalités opprimées ont été caractérisées comme manifestation du nationalisme petit bourgeois. On a pu observer tous ces symptômes dès 1922-1923. Mais, depuis cette époque, ils se sont développés de façon monstrueuse et ont conduit à l’étranglement complet de tout développement national indépendant des peuples de l’URSS.
L’Ukraine face à la bureaucratie totalitaire
Selon la conception du vieux parti bolchevique, l’Ukraine soviétique était destinée à devenir un axe puissant autour duquel s’uniraient les autres fractions du peuple ukrainien. Il est incontestable que, durant la première période de son existence, l’Ukraine soviétique exerça une puissante attraction également du point de vue national et qu’elle éveilla à la lutte les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia révolutionnaire de l’Ukraine occidentale, asservie à la Pologne. Mais, au cours des années de réaction thermidorienne, la position de l’Ukraine soviétique et, en même temps, la manière de poser la question ukrainienne dans son ensemble, furent profondément modifiées. Plus grands avaient été les espoirs suscités, plus profonde fut la désillusion. En Grande Russie aussi, la bureaucratie a étranglé et pillé le peuple. Mais, en Ukraine, les choses ont été compliquées encore par le massacre des espérances nationales. Nulle part, les restrictions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier qu’en Ukraine, dans la lutte contre les puissantes aspirations, profondément enracinées, des masses ukrainiennes à plus de liberté et d’indépendance. Pour la bureaucratie totalitaire, l’Ukraine soviétique devint une subdivision administrative d’une entité économique et une base militaire de l’URSS. Sans doute la bureaucratie élève t elle des statues à Chevtchenko2, mais seulement dans le but d’écraser plus complètement le peuple ukrainien de leur poids et de l’obliger à chanter dans la langue de Kobzar3 des éloges de la clique de violeurs du Kremlin.
À l’égard des parties de l’Ukraine qui sont actuellement hors des frontières de l’URSS, l’attitude du Kremlin est aujourd’hui la même qu’à l’égard de toutes les nationalités opprimées de toutes les colonies et semi colonies, c’est à dire [qu’elle les considère comme] une petite monnaie d’échange dans ses combinaisons impérialistes. Au dernier 18e congrès du parti « communiste », Manouilsky, l’un des renégats les plus répugnants du communisme ukrainien, a déclaré tout à fait ouvertement que, non seulement l’URSS, mais également le comintern, refusent de revendiquer l’émancipation nationale des peuples opprimés lorsque leurs oppresseurs ne sont pas parmi les ennemis de la clique dirigeante de Moscou. Aujourd’hui, Staline, Dimitrov et Manouilsky défendent l’Inde contre le Japon, mais pas contre l’Angleterre. On est disposé à céder pour toujours l’Ukraine occidentale à la Pologne en échange d’un accord diplomatique qui semble aujourd’hui profitable aux bureaucrates du Kremlin. Le temps est loin où ils n’allaient pas, dans leur politique, au delà de combinaisons épisodiques.
« La question de l’Ukraine est posée dans toute son ampleur »
Il ne subsiste rien de la confiance et de la sympathie d’antan des masses d’Ukraine occidentale pour le Kremlin. Depuis la toute récente « épuration » sanglante en Ukraine, personne, à l’Ouest, ne désire plus devenir partie intégrante de la satrapie du Kremlin qui continue à porter le nom d’Ukraine soviétique. Les masses ouvrières et paysannes d’Ukraine occidentale, de Bukovine, d’Ukraine subcarpathique, sont en pleine confusion. Où se tourner ? Que revendiquer ? Et tout naturellement, du fait de cette situation, la direction glisse aux mains des plus réactionnaires des cliques ukrainiennes qui expriment leur « nationalisme » en cherchant à vendre le peuple ukrainien à l’un ou l’autre des impérialismes en échange d’une promesse d’indépendance fictive. C’est sur cette tragique confusion que Hitler fonde sa politique dans la question ukrainienne. Nous l’avons dit autrefois : sans Staline (c’est à dire sans la fatale politique du comintern en Allemagne), il n’y aurait pas eu Hitler. Nous pouvons maintenant ajouter : sans le viol de l’Ukraine soviétique par la bureaucratie stalinienne, il n’y aurait pas de politique hitlérienne pour l’Ukraine.
Staline, au 18e congrès, a pris ouvertement la défense de Hitler contre les calomnies des « démocraties » occidentales. Hitler se propose d’attaquer l’Ukraine ? Que non ! Se battre contre Hitler ? Il n’y a aucune raison. Manifestement, Staline interprète la remise de l’Ukraine subcarpathique à la Hongrie comme un geste de paix.
Cela veut dire que les différentes fractions du peuple ukrainien ne sont devenues ni plus ni moins qu’une monnaie d’échange pour les machinations internationales du Kremlin. La IVe Internationale doit clairement comprendre l’énorme importance de la question ukrainienne pour les destinées non seulement de l’Europe sud orientale et orientale, mais encore de l’Europe tout entière. Nous avons affaire à un peuple qui a donné des preuves de sa vitalité, qui a une population égale à celle de la France, qui occupe un territoire exceptionnellement riche et qui, de surcroît, est de la plus grande importance stratégique. La question de l’Ukraine est posée dans toute son ampleur.
Il faut un mot d’ordre clair et précis, qui corresponde à la situation nouvelle. À mon avis, il n’existe à l’heure actuelle qu’un seul mot d’ordre de ce type : pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante !