Serhiy Hirik
Les partis politiques juifs d’Ukraine étaient doctrinaires, idéologiques, fragmentés et ont été finalement écrasés. Mais ils ont laissé une marque indélébile dans l’histoire juive.
La notion de «parti politique» était mal adaptée à l’Empire russe sous les Romanov. De tels partis ne pouvaient pas véritablement exister que dans des régimes parlementaires constitutionnels. Mais cela n’a pas empêché les sujets de l’Empire d’essayer d’en fonder, même s’ils devaient agir en secret.
Les premières organisations politiques juives sont apparues dans l’ouest de l’Empire russe à une époque où les autres ethnies et les émigrés russes commençaient à former leurs propres partis. En 1881, l’organisation Hovevei Zion (Amants de Sion), un proto parti sioniste, voit le jour. L’organisation rejoint les rangs du groupe non juif Narodnaia volia (Volonté du peuple), fondé en 1879, et du groupe marxiste Osvobozhdenie truda (Libération du travail), créé en 1883.
Mais les premiers «Palestinophiles» présentaient une différence radicale avec les organisations non juives. Contrairement aux autres partis, ils ne cherchaient pas à changer le système des relations sociales et politiques dans l’Empire. La vie des Juifs en diaspora ne les intéressait que parce qu’ils considéraient celles-ci comme comme une anormalité. Ils voulaient amener les Juifs en Palestine, les sauvant ainsi d’un environnement hostile. Il en allait de même pour des organisations protosionistes telles que Bilu (d’abord basée à Kharkiv, puis à Odessa) et le Comité d’Odessa.
Et la situation n’a pas changé après 1897, lorsque l’Organisation sioniste a été fondée lors du premier congrès sioniste à Bâle et que ses branches ont commencé à apparaître en Russie. Mais le fait même que ses dirigeants voulaient faire sortir un nombre important de Juifs de Russie avait une signification politique : la presse sioniste soulevait cependant des questions politiques brûlantes et les relations compliquées des militants sionistes avec les autorités impériales de Saint-Pétersbourg faisaient de ces organisations des prototypes des futurs partis juifs.
Si les premières organisations sionistes sont basées dans les provinces ukrainiennes et polonaises, le centre de la politique juive antisioniste se trouve dans le nord-ouest : les actuelles Biélorussie et Lituanie. En 1897, un parti émerge à Vilno – l’actuelle Vilnius – qui deviendra le principal concurrent des sionistes : l’Union générale des travailleurs juifs, plus connue sous son nom yiddish, le Bund.
Au cours de ses premières années, le Bund n’était pas un parti au sens strict du terme. Il s’agissait plutôt d’une organisation faîtière regroupant les syndicats juifs des centres industriels régionaux. Mais lorsque les syndicats ont commencé à mettre en avant des slogans politiques en plus des slogans économiques, le Bund s’est transformé en un parti. En outre, il a influencé le processus de création du parti social-démocrate ouvrier russe (POSDR) un an plus tard et a formé une section juive autonome en son sein.
En tant qu’organisation, le Bund était novateur. Avant même d’être intégré par les sociaux-démocrates russes, le Bund avait testé tout l’arsenal des méthodes d’auto- organisation politique et économique : grèves, caisses mutuelles, boycott des employeurs déloyaux, perturbation du travail des travailleurs briseurs de grève.
Après avoir lancé ses activités parmi les plus grandes concentrations de travailleurs juifs – Vilno, Minsk, Bialystok et Varsovie – le Bund commence à créer ses organisations sur les terres ukrainiennes également. Cependant, il se heurte ici à l’opposition non seulement de la principale fraction du mouvement sioniste, mais aussi d’une autre organisation politique, à savoir le parti social-démocrate juif du travail, ou Poale Zion (Travailleurs de Sion). Ce parti a été fondé plusieurs années avant la révolution de 1905 dans la ville de Yekaterinoslav (aujourd’hui Dnipro) et visait à créer une synthèse du sionisme et du marxisme. Ses branches sont rapidement apparues dans d’autres villes ukrainiennes et polonaises.
Ces trois mouvements politiques étaient divisés dans leurs objectifs. Les sionistes aspiraient principalement à organiser l’exode du plus grand nombre possible de Juifs vers la Palestine. Leur idée la plus populaire à l’époque était de créer des colonies agricoles juives en Palestine et de préparer les Juifs à s’y installer. Ils considéraient que l’amélioration du sort des Juifs de la diaspora n’était ni nécessaire, ni possible. Certains sionistes craignaient même que de telles améliorations ne fassent hésiter les pauvres juifs à partir.
Mais les sionistes n’ont pas tous émigré. Bien qu’ils ne considèrent pas qu’il soit important de participer à la vie civique de l’Empire, ils soutiennent le parti démocratique constitutionnel lors des élections à la Douma d’État.
En revanche, les idéologues du Poale Zion considéraient l’émigration juive vers la Palestine comme une possibilité très lointaine. Ils pensaient que l’amélioration de la situation économique des Juifs défavorisés et la défense de leurs intérêts culturels devaient être des priorités immédiates. Par conséquent, une partie de Poale Zion soutient l’idée d’une autonomie nationale juive en diaspora. De plus, les sionistes de Poale Zion voient un avenir juif en Palestine différent de celui de la plupart des sionistes. Ils pensent que l’arrivée de Juifs en Palestine influencera la population arabe locale et développera un mouvement ouvrier au Moyen-Orient.
Dans leur propagande, les sionistes utilisent principalement l’hébreu et traitent le yiddish avec mépris comme un symbole d’exil. En revanche, les sionistes de Poale Zion considéraient le yiddish comme l’une des langues nationales juives, au même titre que l’hébreu. En fait, l’un des fondateurs de Poale Zion et son principal idéologue, Ber Borochov, est aujourd’hui encore plus connu comme linguiste et «père de la philologie yiddish» que comme leader politique.
Par définition, les bundistes ne soutenaient pas l’aliyah (émigration vers Israël), l’autonomie nationale en diaspora était donc au cœur de leur programme. Ils considéraient le yiddish comme la seule langue nationale des Juifs ashkénazes. Cependant, le Bund était similaire au Poale Zion dans son soutien à une coopération étroite avec les partis non-juifs pour atteindre l’autonomie nationale juive non-territoriale.
Un quatrième mouvement politique – le Parti du peuple juif (Folkspartei) – avait une position similaire sur les questions nationales. Avec beaucoup moins de membres, il est créé par Simon Dubnow, l’un des historiens juifs les plus respectés de l’époque, et jouit d’une certaine popularité dans les provinces ukrainiennes. Parmi les aspects les plus remarquables de son programme figurait l’idée de créer une autonomie juive non territoriale au niveau mondial.
Chaim Zhitlowsky, le fondateur du Parti socialiste juif du travail (SERP), soutient également activement l’idée d’autonomie. Malgré la stature de Zhitlowsky en tant que penseur politique et partisan du yiddishisme, le parti politique qu’il a créé – principalement actif sur les terres ukrainiennes – n’a eu qu’une influence limitée. Il est cependant intéressant pour avoir tenté de combiner les idées apparemment contradictoires de l’autonomie juive, qui se concentrait sur la population juive urbaine, et du socialisme populaire centré sur les paysans des Narodniks russes.
Toutefois, ce serait une erreur de se focaliser uniquement sur les partis politiques. Une organisation non partisane de la société civile, l’Union pour la réalisation des droits complets du peuple juif a également eu une grande importance politique. L’organisation a rassemblé diverses forces : des sionistes, des partisans de l’autonomie (par exemple, Simon Dubnow), et même des assimilationnistes, qui pensaient que l’avenir des Juifs passait par le rejet de leur langue et de leur identité de groupe. Lors des premières élections à la Douma d’État de l’Empire, l’Union soutient le Parti démocratique constitutionnel, qui réclame l’égalité totale pour les Juifs. Le Bund et le Poale Zion, en revanche, boycottent le vote.
Les cercles politiques juifs sont restés aussi divisés jusqu’en 1917. La révolution oblige alors les Juifs à mettre en pratique les idées d’autonomie nationale. Sur le plan juridique, cet objectif est atteint tant en Ukraine qu’en Lituanie. Il est assez révélateur que les partisans les plus actifs de l’autonomie – en particulier le Folkspartei et le Bund – n’aient pratiquement pas participé à sa mise en œuvre en Ukraine. Cependant, ils ont activement participé aux discussions sur le projet de loi sur l’autonomie en Ukraine qui ont eu lieu en janvier 1918. Les partis politiques juifs ont continué à jouer un rôle intéressant dans les premiers temps de l’Ukraine et de la Biélorussie soviétiques. Seules trois formations juives ont reçu un statut légal en Ukraine soviétique et en Biélorussie à l’époque - le Bund de gauche, le Parti socialiste juif unifié du travail (PSJU, qui se composait principalement d’anciens membres du SERP), et Poale Zion. Ces mouvements peuvent être considérés comme des manifestations du national-communisme juif, similaire au national-communisme ukrainien.
Et le destin des communistes nationaux juifs ressemble beaucoup à celui de leurs homologues ukrainiens. Le Bund fusionne avec l’UJSLP pour former le Farband communiste, avant d’être absorbé par les bolcheviks. L’ancien dirigeant du Bund en Ukraine soviétique, Moshe Rafes, devient un partisan de la ligne dure. L’aile gauche du Poale Zion se scinde en un Parti communiste juif plus radical – intégré par les bolcheviks en 1922-1923 – et un Parti communiste juif du travail plus orthodoxe. Ce dernier était destiné à devenir le dernier parti légal non bolchevique en Union soviétique. Il n’a été détruit qu’en 1928.
Tout au long du début du 20e siècle, les partis politiques juifs en terre ukrainienne connaissent une stratification encore plus importante que les partis ukrainiens. Les clivages entre autonomistes, sionistes et assimilationnistes étaient plus importants que chez leurs voisins. Pourtant, les partis ont existé, ont fonctionné et ont même établi une coopération fructueuse avec des groupes politiques non juifs.
Publié dans The Odessa Review, 2017, #11 (octobre-novembre).
Traduction Patrick Le Tréhondat