Alternatives Economiques Denys Gorbach
L’enlisement de la guerre en Ukraine pose de nouvelles questions aux pays et aux courants politiques qui ont l’ambition de soutenir Kiev. Elle pose également de nouveaux défis à la société ukrainienne elle-même, traversée par de nouveaux clivages qui, pour certains, risquent de s’approfondir.
Pour mieux le comprendre, et pour tenter de préciser également ce que le rapprochement avec l’Union européenne change pour l’Ukraine, nous avons donné la parole à Denys Gorbach, enseignant-chercheur et auteur d’une thèse sur la politisation des ouvriers en Ukraine.
Alors que les plans d’aide occidentaux à l’Ukraine sont de plus en plus difficiles à faire adopter, aux Etats-Unis comme en Europe, y a-t-il d’autres moyens d’aider Kiev que d’envoyer toujours plus d’armes ? Que pourrait faire la gauche internationale pour soutenir l’Ukraine ?
Denys Gorbach : L’envoi d’armes reste aujourd’hui le moyen le plus sûr d’aider l’Ukraine. En la matière, il faut signaler que les déclarations faites par les pays occidentaux ne sont pas toujours suivies d’effets. Le think tank allemand du Kiel Institute, qui compare les promesses et les envois effectifs, a même montré une divergence croissante.
Il y a toutefois d’autres moyens de soutenir l’Ukraine. Par exemple en venant davantage en aide aux réfugiés ukrainiens, qui restent largement marginalisés au sein de leurs sociétés d’accueil – même si la plupart d’entre elles leur ont accordé un traitement de faveur par rapport aux autres exilés. Par ailleurs, certains pays européens, dont la France, n’ont pas accueilli beaucoup de réfugiés depuis le début de la guerre.
La gauche pourrait aussi sensibiliser davantage l’opinion à la cause ukrainienne. Alors que le conflit dure depuis bientôt deux ans, la réponse à la question « Pourquoi l’Ukraine mérite autant de solidarité que la Palestine ? » ne coule pas de source à gauche du champ politique français, par exemple.
On pourrait aussi réfléchir à l’allègement du fardeau de la dette ukrainienne, qui s’inscrirait dans la continuité des combats de gauche traditionnels en faveur de l’annulation des dettes des pays pauvres.
Qu’est-ce que cet allègement permettrait ?
D. G. : Aujourd’hui, l’aide financière envoyée à Kiev sert au fonctionnement ordinaire du pays, à la vie civile : paiement des salaires, des retraites, des prestations sociales… En effet, les aides financières européennes ne peuvent jamais servir à financer des dépenses militaires.
C’est donc l’Etat ukrainien qui mobilise une grande partie de son budget étatique pour servir son effort de guerre. En contrepartie, les Européens – et dans une moindre mesure les Américains, dont l’aide est davantage composée de matériels militaires – lui fournissent une aide pour faire face aux postes de dépense civils.
Actuellement, les volumes d’aides financières ne sont pas suffisants. Mais se pose aussi la question de leur nature : la plupart sont sous forme de prêts plutôt que sous celle de subventions, et donnent donc lieu à un remboursement d’intérêts.
Par ailleurs, le Fonds monétaire international (FMI) prévoit l’ouverture d’un nouveau programme d’aide conditionnelle, sur le modèle de ce qui a été fait, et ensuite critiqué par le FMI lui-même, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel ayant suivi la crise de la dette européenne au début des années 2010. L’Ukraine, à son tour, risque d’être la victime de ce type d’austérité imposée.
L’exigence de la gauche ukrainienne, aujourd’hui, est que l’aide destinée au pays soit accordée sans conditions et sans intérêts associés. Les bénéfices de la démarche sont assez évidents. Dès l’été 2024, la suspension du paiement d’intérêts par l’Ukraine décidée à l’été 2022 par le Club de Paris, qui réunit les principaux Etats créanciers, doit en effet prendre fin. L’Ukraine va donc recommencer à honorer son service de la dette dans quelques mois, ce qui devrait grever fortement son budget.
Un projet de loi visant à massifier la mobilisation militaire est actuellement en discussion au parlement ukrainien. Comment réagit la société ukrainienne ?
D. G. : De nouveaux clivages apparaissent au sein de la société au fur et à mesure que la guerre s’éternise. Le principal concerne la mobilisation car pour espérer faire la différence sur le plan militaire, l’Ukraine cherche à envoyer davantage de soldats au front.
Le gouvernement a donc présenté un projet de loi qui vise à élargir les conditions de mobilisation, en abaissant l’âge de l’enrôlement de 27 à 25 ans et en augmentant les sanctions pour ceux qui chercheraient à s’y soustraire. Il a été adopté en première lecture à la Rada, le parlement ukrainien, mais ne fait pas l’unanimité dans la société.
Une partie, celle des familles des militaires actuellement mobilisés, est favorable à cette nouvelle mobilisation, qui permettrait de remplacer leurs proches. Mais une autre est contre. Cet antagonisme a toutes les chances de s’aggraver : ceux qui ne sont pas encore allés au front sont de plus en plus pointés du doigt et présentés comme des lâches.
L’autre clivage important concerne les émigrés qui ont fui la guerre et qui, pour certains, ont fini par rentrer au pays. Des réfugiés, surtout des femmes, témoignent qu’elles se sont senties mal accueillies à leur retour en Ukraine.
Le ressentiment de ceux qui sont restés est encore plus fort face aux hommes en âge de combattre qui ont fui le pays, et donc la mobilisation.
L’Ukraine peut-elle remettre en marche son industrie de la défense, qui s’est considérablement affaiblie depuis la fin de l’époque soviétique ?
D. G. : A mon sens, c’est plus l’armée qui a été affaiblie depuis la chute de l’URSS que l’industrie en elle-même. Cette dernière se heurte toutefois en ce moment à plusieurs défis.
D’une part, elle produisait jusqu’ici davantage pour exporter que pour la consommation intérieure. Des contrats ont été passés avec la Thaïlande, le Pakistan ou encore le Kenya, par exemple. L’industrie doit aujourd’hui réorienter sa production, et opérer en même temps une mue pour passer des standards soviétiques, sur lesquels elle était basée jusque-là, à des standards occidentaux.
Cette industrie a, d’autre part, subi un certain nombre de destructions, notamment à Kharkiv, où elle était fortement implantée. Aujourd’hui, les nouvelles entreprises du secteur sont dans l’ouest de l’Ukraine. Beaucoup sont spécialisées dans les drones, qui ont une importance majeure sur le champ de bataille.
Cette industrie est encore assez nouvelle, y compris pour les Occidentaux. Dans un futur proche, l’Ukraine vise aussi le développement d’une production de chars et d’équipements plus conventionnels.
Est-ce qu’il y a assez de main-d’œuvre pour faire marcher cette industrie qui monte en puissance ?
D. G. : C’est justement le grand problème. La population ukrainienne diminuait déjà avant la guerre, pour plusieurs raisons, parmi lesquelles une mauvaise situation économique qui a poussé des millions de personnes à émigrer, particulièrement depuis 2014.
A cela s’ajoute aujourd’hui la pression de la mobilisation militaire. Parmi la population en âge de travailler qui est restée en Ukraine, il y a une concurrence entre l’armée et l’industrie.
L’Ukraine n’a par ailleurs jamais eu d’immigration. La Pologne a fourni beaucoup de main-d’œuvre à l’Allemagne et à l’Angleterre au cours des années 2000, des Ukrainiens sont ensuite arrivés en Pologne dans la décennie 2010, mais personne n’est venu compenser les pertes de population en Ukraine.
Dans ce contexte, le débat autour de l’immigration prend de l’ampleur en Ukraine, mais pour l’instant seulement sous la forme d’une panique morale. On entend dire qu’il faut à tout prix faire revenir les émigrés, au risque de voir arriver d’autres populations perçues comme moins désirables.
On voit monter des craintes, en France et ailleurs dans l’UE, d’une concurrence déloyale et de dumping social en cas d’intégration de l’Ukraine au marché commun européen. En miroir, en Ukraine, comment est vue la perspective d’une adhésion à l’UE ?
D. G. : Depuis 2014, l’Ukraine a largement ouvert et libéralisé son économie. C’est pour cela que même la gauche ne voit pas l’intégration au marché commun d’un mauvais œil : il n’y a plus aucune législation protectionniste à sauver. C’est donc l’optimisme extrême qui domine. Et je pense qu’une partie des espoirs sont fondés. Bien que l’Union européenne ne soit pas tout à fait un paradis social, certaines régulations y sont plus avancées que dans le pays et imposent des seuils bienvenus en matière de droits humains et socio-économiques.
Un exemple : en 2014, le gouvernement ukrainien a voulu abolir les dernières régulations soviétiques dans le secteur agroalimentaire, alors que Kiev s’apprêtait à signer un accord d’association avec l’UE. Il y avait cette croyance que l’Union européenne permettrait de s’affranchir des contraintes, perçues comme des résidus de l’époque soviétique.
Or Bruxelles s’y est opposé en déclarant que sans ces régulations, elle n’accepterait pas que les produits ukrainiens pénètrent le marché commun. C’est par cet épisode que les fonctionnaires libéraux se sont rendu compte que des régulations seraient nécessaires dans le cadre du rapprochement avec l’UE.
Lors de la crise récente des agriculteurs, les Ukrainiens ont été un peu surpris du discours sur les poulets ukrainiens qui envahiraient le marché français. Mais je suis plutôt favorable à ce que le rapprochement avec l’Union européenne permette de mener des campagnes bien ciblées, pour dénoncer par exemple les pratiques salariales et environnementales de l’oligarque Yuriy Kosiuk, qui contrôle presque à lui tout seul l’industrie de poulets ukrainiens. A condition, bien sûr, que ces critiques ne cachent pas un discours xénophobe.
L’Union européenne demande des avancées sur la corruption et l’Etat de droit. Voit-on déjà des progrès sur ces questions, alors que le pays est en guerre ?
D. G. : A mon avis, ce n’est pas le bon sujet sur lequel se concentrer. Tout le monde aime se battre contre les oligarques et la corruption. Or cela peut rapidement tendre vers une politique populiste et sans idéologie, pour le meilleur comme pour le pire.
Le politologue bulgare Ivan Krastev a beaucoup écrit sur les représentations de l’Europe de l’Est comme un espace de corruption exorbitant. Dans le même temps, la France ne pâtit pas d’une telle réputation, alors qu’une partie de sa classe politique se balade avec un bracelet électronique !
En clair, la surfocalisation sur ce thème comporte des dangers. Je pense à la Roumanie : la lutte contre la corruption a poussé le pays à l’instauration d’une myriade d’agences non élues, non responsables électoralement, qui jouissent de la confiance populaire. Sauf que cette technocratisation pose question d’un point de vue démocratique.
J’espère qu’on ne va pas en arriver là en Ukraine, d’autant que la concentration des pouvoirs dans les mains de la présidence ajoute au danger. Il faut que la lutte anticorruption reste dans le cadre démocratique.
Quelles seront les conditions d’une reconstruction sociale et environnementale réussie ?
D. G. : On évoque beaucoup le plan Marshall comme un modèle à suivre. Sauf qu’il est devenu réalité seulement après la fin de la guerre. En Ukraine, la question en ce moment n’est pas tant celle de la reconstruction que celle de la manière de faire tourner le pays pendant la guerre, qui menace de s’éterniser.
De nouvelles usines sont en train de s’ouvrir, mais elles se concentrent dans la frange occidentale de l’Ukraine. Personne ne veut évidemment investir près du front, dans le Sud-Est. Historiquement, pourtant, c’est une zone très industrialisée où habitent des millions de personnes. Ces habitants ne peuvent être abandonnés. Mais comment faire ?
Par ailleurs, l’industrie en question en est partie obsolète parce que très polluante. Trouver des réponses à ce problème dans les mois qui viennent est un enjeu crucial.
La gauche française est prompte à critiquer l’impérialisme américain, mais rechigne parfois à dénoncer l’impérialisme russe. Pourquoi ?
D. G. : Pour simplifier, disons que la France est un empire, dont la dernière édition, gaulliste, a incorporé la gauche. Les Trente Glorieuses représentent à ce titre un âge d’or social-démocrate qui fait figure d’idéal auquel revenir.
En outre, tout un pan de la pensée socialiste s’est arrêté dans les années 1990 après la chute de l’Union soviétique, qui a été un épisode traumatisant pour les intellectuels de gauche. Résultat, il y a aujourd’hui à gauche un déficit de nouvelles idées sur ce sujet, ce qui pousse les politiciens comme les militants à recycler les anciennes grilles d’analyse datant de la guerre froide, selon lesquelles il existe un seul hégémon à combattre : les Etats-Unis.
Pourtant, le monde a changé. La Russie n’est pas l’URSS. Et ceux qui militent aujourd’hui pour un monde multipolaire doivent se rendre compte que ceux qui en bénéficient sont notamment les régimes de Poutine en Russie, ou de Modi en Inde, qui ne sont pas exactement des modèles de démocratie.
Je vois venir les critiques m’accusant d’être à la solde des libéraux. Mais n’oublions pas qu’en s’accrochant à cette lecture géopolitique, on sacrifie des pays entiers qui ont eu le malheur d’être soutenus par les Etats-Unis.
Denys Gorbach Enseignant à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po