Alexandre Lévy
Dans une longue enquête, “The Washington Post” révèle l’ampleur de l’aide apportée par l’agence de renseignement américaine aux services spéciaux ukrainiens. Des opérations qui vont de l’infiltration au sabotage, en passant par les assassinats ciblés. L’article est abondamment commenté en Russie, où le Kremlin dénonce régulièrement cette étroite collaboration.
Dans une enquête publiée lundi 23 octobre, The Washington Post décrit le rôle qu’a joué la CIA dans la transformation des services spéciaux ukrainiens en “puissants alliés dans la guerre contre Moscou”. Depuis 2014, année de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass, l’agence de renseignements américaine a dépensé des “dizaines de millions de dollars” pour former de nouvelles recrues, fournir des systèmes de surveillance avancés et bâtir de nouveaux quartiers généraux pour les services ukrainiens, détaille le quotidien américain. La CIA a également partagé des renseignements à une échelle “inimaginable” auparavant, poursuit le journal.
Après l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, cette coopération s’est poursuivie de plus belle. La guerre à grande échelle déclenchée par la Russie a permis aux services spéciaux ukrainiens – le SBU (contre-espionnage) et le GUR (renseignement militaire) – de montrer ce qu’ils ont appris sous la tutelle de la CIA et, dans une moindre mesure, du MI6 britannique. Opérations d’infiltration et de sabotage derrière les lignes ennemies, frappes sur des cibles stratégiques, interception des communications ennemies, renseignement actif, désinformation…
Le Washington Post relève aussi les dizaines d’assassinats de “traîtres” dans les territoires occupés ou encore de propagandistes, parfois éliminés au cœur des grandes villes russes. Ces “liquidations” créent pourtant l’embarras du côté de la CIA, qui nie toute implication : approuvées au plus haut niveau de l’État ukrainien et menées de façon autonome par ses services, elles auraient “compliqué” la coopération avec Kiev, selon des responsables américains. Reste que la CIA n’a jamais interrompu son aide à ses homologues ukrainiens, souligne le titre.
Des cibles “totalement légales”
Pour son enquête, le journal affirme avoir interrogé des dizaines de “responsables ukrainiens, américains et occidentaux du renseignement, anciens et actuels”. Tous ont parlé sous le couvert de l’anonymat ; sans surprise, la direction de la CIA et le bureau du président ukrainien n’ont pas souhaité s’exprimer. Seul le directeur actuel du SBU, le général Vassyl Maliouk, a fait parvenir au journal un communiqué assurant que toutes les cibles de son service étaient “totalement légales”. Il ajoute aussi que l’Ukraine “fait tout pour s’assurer qu’un châtiment équitable rattrapera tous les traîtres, les criminels de guerre et les collaborateurs”.
C’est pourtant à son service que le Washington Post attribue l’explosion de la voiture dans laquelle se trouvait Daria Douguina, précipitant sa mort le 20 août 2022. Cet attentat visait en fait son père, Alexandre Douguine, l’un des idéologues les plus virulents du Kremlin. Les autorités de Kiev ont toujours fermement démenti toute implication dans cette opération. “Nous ne sommes pas un État criminel, contrairement à la Russie”, avait notamment déclaré Mykhaïlo Podolyak, le conseiller à la présidence.
“Moscou : on vous l’avait bien dit”
La publication de cette enquête a donné lieu à de nombreux commentaires en Ukraine comme en Russie. Mais si la plupart des médias ukrainiens, à l’instar du journal en ligne Oukraïnska Pravda, se bornent à la résumer, à Moscou, les révélations du Washington Post suscitent une joie mauvaise chez les soutiens du régime, qui y trouvent la confirmation de bon nombre de leurs affirmations. “Retenez bien la leçon : tout ce que nous disons aujourd’hui et que l’Occident nie, l’Occident le reconnaîtra plus tard”, lance l’influent politologue Sergueï Markov, sur sa chaîne Telegram.
Le journal en ligne Vgzliad y voit même une tentative de Washington de se démarquer des “méthodes sanglantes” de Kiev. Une opinion partagée par la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, qui affirme, citée par le quotidien Kommersant :
“Si les médias américains commencent soudain à ouvrir les yeux, c’est que l’administration, et plus précisément le Parti démocrate, cherche à se décharger de toute responsabilité en vue des prochaines élections.”
Quant au député de la Douma Dmitri Bielyk, il y voit la confirmation d’une “piste américaine dans chaque acte terroriste commis en Russie”. Car le SBU n’est pas le “petit frère” mais bien le “vassal” de la CIA, conclut-il, cité par l’agence officielle Ria Novosti.