Laurence Habay
Selon sa nouvelle stratégie internationale, la Russie se considère désormais comme une “civilisation”. Cette définition géopolitique a sa déclinaison en politique intérieure et exige, selon les autorités du pays, une adaptation de tout le système éducatif, de l’enseignement primaire et secondaire à l’université.
Le 29 janvier 2023, le président russe, Vladimir Poutine, a commissionné le ministère des Sciences et de l’Éducation supérieure pour élaborer et inclure aux programmes de l’éducation supérieure un cours sur “les fondements de l’organisation de l’État russe”. Ce projet s’inscrit dans le cadre de la révision constitutionnelle de 2020 et du décret sur les “objectifs de développement de la Russie jusqu’en 2030”. En 2021 a ensuite été approuvée la “stratégie nationale de sécurité”, au sein de laquelle sont définies les priorités nationales stratégiques, rappelle le site russe Vzgliad, proche des positions du Kremlin.
En effet, précise le titre, si les priorités stratégiques immédiates sont évidentes – souveraineté alimentaire, indépendance quant au développement des technologies critiques et à la politique extérieure –, “les objectifs stratégiques à moyen et à long termes représentent un intérêt particulier”. Pour les atteindre, “les décisions normatives et les mécanismes financiers ne suffisent pas”. Il faut également que soient mises à contribution “les institutions sociales qui soutiennent l’ensemble de la vision du monde russe, les constantes et les orientations qui se transmettent de génération en génération et qui assurent la préservation de la capacité étonnante de la Russie à demeurer forte, à trouver de nouvelles solutions et à anticiper les processus à venir et les changements”.
C’est ainsi qu’a été lancé en 2022 le projet L’ADN de la Russie, réunissant la communauté universitaire du pays sous l’égide du ministère des Sciences et de l’Éducation supérieure pour réfléchir à la question de la “vision russe du monde”.
Créativité, amour, unité, ordre, mission
Comme le rapporte Vzgliad, les “notions qui fondent la vision russe du monde” sont celles qui ont “traversé les différentes époques historiques de son développement”, à savoir : “la créativité (concernant l’individu), l’amour (concernant la famille), l’unité (concernant la société), l’ordre (concernant l’État) et la mission (concernant le pays)”.
Par ailleurs, les “valeurs constantes” de la Russie sont “le sens de la communauté, le sentiment du devoir et de la mission, l’immuabilité existentielle et la priorité du spirituel sur le matériel”.
Comme le rapporte le quotidien Kommersant, dès le 1er septembre 2023 les étudiants de toutes les spécialités auront un cours obligatoire sur les “fondements de l’organisation de l’État russe”, afin de “placer les bons accents concernant la vision russe du monde”.
Présenté par le directeur scientifique du projet L’ADN de la Russie, Andreï Polossine, en fin de semaine dernière, le socle de ce nouveau cours dans l’enseignement supérieur se divise en cinq chapitres.
Le chapitre “Qu’est-ce que la Russie ?” présentera le pays “dans ses dimensions spatiales, humaines, idéologiquo-symboliques, politico-normatives, ainsi que concernant ses ressources”, détaille Kommersant. Le chapitre “L’État-civilisation russe” traitera des “bases historiques, géographiques et institutionnelles de la formation de la civilisation russe”. Les étudiants apprendront également la “vision du monde et les valeurs de la civilisation russes”, la “structure politique du pays” et les “défis de l’avenir”.
Le 31 mars, Vladimir Poutine a rendu publique la nouvelle “doctrine de politique étrangère” du pays, qui définit en effet la Russie comme “État-civilisation singulier”. Cela signifie, concernant les relations extérieures, que le monde est considéré comme “divers” et “ne pouvant être réduit à un seul modèle culturel et politique”. Mais cette notion d’État-civilisation a également des implications sur l’organisation interne de la Russie, définie non comme une simple “nation”, mais comme une “civilisation” en soi, explique le géopolitologue russe Fiodor Loukianov dans un autre article de Kommersant.
“Révision totale”
Concernant la Russie, l’affirmation de sa “singularité […] implique la rupture avec les usages précédents qui remontent à trente-cinq ans”, développe l’expert. En effet, à partir de Mikhaïl Gorbatchev (et de la perestroïka, en 1985), puis sous Boris Eltsine après la chute de l’URSS, “l’objectif était non seulement de se rapprocher de la communauté internationale, mais aussi de renforcer l’interdépendance avec elle par le biais des institutions supranationales”. Suivant l’évolution du contexte politique, “cette ligne a subi des corrections, mais pas une révision totale. Celle-ci se produit aujourd’hui, comme conséquence de la rupture que représente la guerre en Ukraine.”
“Une civilisation ne se décrète pas et ne découle pas d’une série d’événements particuliers. Si une nation se construit notamment en se distinguant d’une communauté plus large, une civilisation est le produit d’un long développement sur une base culturelle et religieuse, historique et géographique précise”, analyse l’expert. C’est une “communauté complexe qui s’affirme comme telle, avec une conscience de soi solide, et qui est identifiée comme telle” par les autres.
La caractéristique d’une civilisation est son “autosuffisance”, poursuit Fiodor Loukianov. Ses relations avec “les autres communautés” se définissent “exclusivement en fonction de ses exigences propres, notamment celle de la stabilité, sa capacité à préserver sa spécificité civilisationnelle dans un environnement changeant”. Si les “expérimentations socio-économiques” sont susceptibles de “consolider un État-nation”, elles “déstabilisent” au contraire l’État-civilisation, qui, “fondé sur la tradition”, est par nature un État conservateur.
Identité, citoyenneté, patriotisme
La réorientation de l’enseignement doit aussi se produire dans l’enseignement primaire et secondaire. “Il faut créer un système intégré, pour éviter que l’élève ayant reçu à l’école un enseignement en histoire, géographie, sciences sociales et dans d’autres matière ne découvre en entrant à l’université que ses connaissances ne coïncident pas avec les fondements de l’organisation de l’État russe, explique Vladimir Chapovalov, directeur de l’Institut de politique, de droit et de développement social de l’université Cholokhov des études humanitaires, relayé par Kommersant. Au sein de ce système complexe, les ‘fondements’ occupent une position clé dans la formation de l’identité, de la citoyenneté et du patriotisme russes”.
Savoir si la Russie peut réellement se regarder comme une civilisation “à même de considérer les autres avec indifférence grâce à sa confiance totale en sa propre identité”, au même titre que l’Inde et la Chine, “qui n’éprouvent aucun complexe”, relève d’une autre histoire. Pour l’instant en tout cas, estime Fiodor Loukianov, elle est purement “rhétorique”.