André Noël
Selon un narratif en vogue, autant à gauche qu’à droite, Vladimir Poutine ne serait pas l’unique responsable de la guerre en Ukraine. Il répondrait à une provocation de l’OTAN, qui aurait trahi son engagement de ne pas s’étendre vers l’Est lors de l’effondrement de l’Union soviétique. Cette analyse ne résiste pas à la vérification des faits.
D’autres faussetés circulent, ayant toutes pour effet de contrer l’élan de solidarité avec le peuple ukrainien.
« Comment l’Occident a trompé la Russie », titrait La Presse, le 24 décembre, pour chapeauter une analyse de Jocelyn Coulon, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Vladimir Poutine ne cesse de rappeler que, dans les années 1990, les leaders occidentaux avaient donné des assurances sur le non-élargissement de l’OTAN vers l’Est, écrivait Coulon. « Ces assurances ont toujours été violées. Poutine a-t-il raison? La réponse est oui. »
C’est faux. La réponse à cette question est non. Mais Coulon est loin d’être isolé dans ses interprétations révisionnistes de l’Histoire. Le bal des faussetés déferle ici comme ailleurs, notamment en France.
La Presse a publié le 17 mars un autre texte d’opinion du même acabit sous le titre « La responsabilité d’une diplomatie défaillante ». Il était signé par Marcel Boyer, ancien directeur de la recherche à l’Institut économique de Montréal, un think tank de droite. Selon lui, Poutine aurait des conditions « plutôt réalistes et raisonnables ». Un propos qui lève le cœur lorsqu’on voit les images de Marioupol dévastée. Selon Boyer, la diplomatie occidentale porterait une responsabilité dans la guerre en ne donnant pas suite à ces conditions posées par Poutine.
Même discours à gauche. Pierre Dubuc, l’éditeur de l’Aut’Journal, écrit le 25 mars que « l’OTAN a absorbé les pays de l’Est et d’ex-républiques soviétiques pour encercler aujourd’hui la Russie », violant ainsi les assurances données par les États-Unis à Mikhaïl Gorbatchev après la chute du Mur de Berlin. (L’Aut’Journal a aussi publié un texte de Robin Philpot faisant des liens entre les manifestations de solidarité avec l’Ukraine et le soutien au nazisme, reprenant ainsi un élément clé de la propagande russe.)
La revue Relations a publié le 21 mars un texte de David Mandel, un professeur retraité de l’UQAM, sur « la responsabilité de l’OTAN et du gouvernement de Kiev dans cette guerre ». Les responsabilités sont ainsi renversées. Ce texte a été repris par la publication Presse-toi à gauche.
En France, le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon a déclaré ceci en décembre dernier : « Il faut bien que nous nous rendions compte que nous avons manqué de parole aux Russes. On leur avait dit: ‘Si vous laissez tomber le mur, nous on n’ira pas mettre l’OTAN à leur porte’. Ils ont laissé tomber le mur, et qu’est-ce qu’on a fait: on a mis l’OTAN à leur porte' ». Entonnant le même refrain, le candidat d’extrême-droite Éric Zemmour a affirmé en janvier que l’engagement de l’OTAN de ne pas s’étendre vers l’Est était contenu dans un accord écrit.
Pareil accord n’existe pas
Il n’en est rien. Pareil accord n’existe pas. De supposés engagements de l’OTAN de ne pas s’étendre vers l’Est ne sont inscrits dans aucun document écrit. Quant à des engagements verbaux, ils sont sujets à caution. S’ils avaient été aussi formels que le prétendent Jocelyn Coulon et d’autres analystes, les Russes ne sont pas fous, ils auraient exigé qu’ils soient couchés sur papier.
L’ex-dirigeant soviétique Mikhail Gorbatchev, qui se trouvait à l’avant-scène lors de la chute du mur de Berlin, a dit une chose et son contraire sur ce dossier. « Il est entendu, c’est clair, que l’élargissement de la zone de l’OTAN est inacceptable », aurait-il déclaré le 9 février 1990 lorsqu’il aurait reçu le secrétaire d’État américain, James Baker. « Nous sommes d’accord là-dessus », aurait répondu Baker. À l’époque, il n’était même pas envisageable que l’OTAN s’étende dans les pays membres du Pacte de Varsovie. Ces discussions n’auraient eu aucun sens avant la dissolution du Pacte.
Mais après? Voici ce que Gorbatchev déclarait en octobre 2014 : « La question de ‘l’élargissement de l’OTAN’ n’a fait l’objet d’aucun débat, et elle n’a pas été soulevée durant ces années. Je l’affirme en toute connaissance de cause. Pas un seul pays d’Europe de l’Est n’a soulevé la question, pas même après la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991. Les dirigeants des pays occidentaux ne l’ont pas soulevée non plus. »
Jocelyn Coulon s’appuie sur les recherches de l’historienne américaine Mary Elise Sarotte pour soutenir que Poutine a raison d’affirmer que l’OTAN a violé son engagement de ne pas s’étendre vers l’Est. Or, la journée même où Coulon signait son texte dans La Presse, Mary Elise Sarotte rappelait sur son compte twitter que la Russie de Gorbatchev avait conclu un traité permettant à l’OTAN de se déplacer à l’est de la ligne de démarcation de la Guerre froide, soit en Allemagne de l’Est.
La Russie a donc bel et bien accepté que l’OTAN s’étende en Allemagne de l’Est. En 1999, elle n’a pas protesté lorsque la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie ont été admises dans l’Alliance.
En 2004, elle n’a pas non plus exprimé d’opposition majeure à l’adhésion d’autres pays, soit la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie, rappelle Amélie Zima, auteure d’une thèse sur l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale, dans un entretien accordé à l’Agence France-Presse. Quoi qu’il en soit, rien ne justifie la guerre déclenchée par Poutine en Ukraine, commente Mary Elise Sarotte dans ce même article de l’AFP Factuel.
Il existe une violation d’une entente écrite… mais elle est le fait de la Russie. En 1994, l’Ukraine adhérait au traité de non-prolifération des armes nucléaires. En contrepartie, la Russie signait un accord formel de non-agression avec l’Ukraine, le Royaume-Uni et les États-Unis connu sous le nom de mémorandum de Budapest. Ce document engageait ses signataires, dont la Russie, à « respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine » et à « s’abstenir de recourir à la menace ou à la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’Ukraine ».
C’est seulement en 2007 que Poutine a commencé à évoquer une soi-disant trahison de la part de l’OTAN, soit un an avant de déclencher une guerre en Géorgie, précurseur de la guerre actuelle en Ukraine.
L’agresseur, c’est Poutine. Point.
Après la chute du mur de Berlin, il n’y a aucun doute que les pays occidentaux, au premier chef les États-Unis, ont profité de la faiblesse de la Russie pour étendre leur influence en Europe de l’Est. Oui, les États-Unis sont une puissance impérialiste. Et oui, au cours de l’histoire, cette puissance a fomenté une multitude de coups d’État et mené des guerres criminelles au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, etc.
Mais en ce moment, l’agresseur, c’est Vladimir Poutine. C’est l’impérialisme russe. En 2003, la Russie avait raison de s’opposer à la guerre en Irak déclenchée par George W. Bush. Des dizaines de milliers de Québécois et de Québécoises ont manifesté contre cette agression. Aujourd’hui, les États-Unis ont raison de se mobiliser contre l’agression de la Russie en Ukraine. Et il serait pertinent de reprendre la rue de façon massive, cette fois pour manifester notre solidarité avec les Ukrainien·nes.
Comme le signale le journaliste de gauche George Montbiot dans le Guardian, des intellectuels de gauche ont souvent la mauvaise habitude de chercher des justifications aux actions des ennemis de leurs ennemis. Puisque la puissance américaine est impérialiste, elle doit être dénoncée en tout temps et en tout lieu, n’est-ce pas? « Le véritable anti-impérialisme implique l’opposition non seulement à l’impérialisme occidental, aussi nécessaire celle-ci soit-elle, écrit Montbiot. Il implique l’opposition à tous les impérialismes, qu’ils soient le fait de l’Occident, de la Russie, de la Chine ou d’un autre pays. Il implique l’opposition à toutes les guerres d’agression, peu importe qui les déclenche. »
Les réflexes anti-américains ne doivent pas nous faire perdre de vue l’importance des faits.
Même affirmer que l’OTAN s’est étendue vers l’Est est une formulation tendancieuse. De façon concrète, ce sont des pays voisins de la Russie qui ont multiplié les démarches pour adhérer à l’Alliance. Pas dans l’objectif d’envahir la Russie (peut-on penser un seul instant que la Lituanie ou l’Estonie planifient l’invasion de la Russie?), mais bien pour se protéger contre l’indécrottable impérialisme du pays de Pierre le Grand, de Staline et de Poutine. « Il y a des petits pays qui ont des bonnes raisons d’avoir peur de la Russie », souligne Tomas Ries, professeur associé au collège de défense nationale de Suède, dans un autre article paru dans le Guardian qui démonte un à un les justificatifs de la guerre en Ukraine.
Car d’autres mythes déresponsabilisent Poutine. Parmi eux, l’idée que les protestations de 2014 sur la place Maïdan de Kiev, qui ont chassé du pouvoir le pro-russe Viktor Ianoukovitch, auraient été orchestrées par les puissances occidentales. Il suffit de visionner le documentaire « Winter on Fire » sur Netflix pour constater qu’il s’agissait d’un mouvement populaire on ne peut plus authentique. Des milliers d’étudiant·es et de citoyen·nes ordinaires se sont battu·es au péril de leur vie pour leur droit à la démocratie.
Le 22 mars, dans un autre texte publié par La Presse et immédiatement republié par L’Aut’Journal, Jocelyn Coulon enjoignait le président Volodymyr Zelensky de ne pas se laisser guider par « des réactions émotives ». J’ignore si cette étrange injonction s’adresse aussi à nous, Québécois·es. En ce qui me concerne, devant les images de bombardements et de massacres, devant l’afflux de millions de réfugié·es et les témoignages d’horreur, je suis complètement envahi par l’émotion.
De voir les propos de Coulon repris par une partie de la gauche est sidérant. La gauche est censée avoir plus de cœur que la droite. C’est le temps de le montrer. Je nous souhaite collectivement de laisser notre cœur parler et de manifester une solidarité totale avec le peuple ukrainien plutôt que de se mettre à gratter furieusement de vieux papiers à la recherche d’accords inexistants pour justifier l’injustifiable.