On nous avait annoncé une “accalmie” dans les tirs d’artillerie russes depuis quelques jours. C’est donc sans surprise qu’une averse d’obus nous tombe dessus à notre arrivée, obligeant notre ami et chauffeur local à redémarrer en trombe avant même que l’on puise sortir du véhicule. Après une petite boucle sur des routes défoncées, et alors que les explosions se font entendre tout autour, il repasse devant l’entrée du bâtiment agricole désaffecté, nous laissant tout juste le temps de sauter du véhicule et d’attraper nos sacs, pendant qu’un obus frappe la cour intérieure à côté de nous, soulevant un nuage de poussière mauvais pour la propreté du pare-brise de la Toyota et celle de ma peau de pêche.
C’est avec cette entrée fracassante, davantage remarquée que remarquable, que nous poussons la lourde porte de métal pour nous engouffrer dans un large entrepôt où une quinzaine de soldats ukrainiens nous regardent en silence, autant circonspects qu’amusés de voir deux français quelque peu hagards débarqués dans leur base. C’est également là que nous retrouvons Olga, dont notre dernière rencontre remonte à bientôt trois ans, alors que nous étions encore au Rojava.
Olga symbolise, avec une humilité déconcertante, l’engagement internationaliste de nombreux volontaires, civils ou militaires, qui comme elle ont rejoint les ukrainiens, et ce dès le début du conflit. Un engagement d’autant plus marqué, qu’Olga, comme nombre de ses camarades anarchistes, est biélorusse. Cette donnée est loin d’être anodine, pour des camarades qui, venus de Russie ou de Biélorussie, se condamnent à demeurer en exil. Appartenant à différents groupes, certains ont d’abord mené des actions de sabotage dans leurs pays respectif, faisant sauter des voies ferrées utilisées pour les convois militaires, avant de rejoindre l’Ukraine quand leur état de clandestinité était devenu trop compromis. D’autres, comme Olga donc, portés par la certitude d’une invasion imminente début 2022, ont rejoint l’Ukraine aussitôt, quand ils ne s’y trouvaient pas déjà pour recevoir ou donner des entraînements aux forces de défense territoriale. Dans le cas de notre amie, elle a choisi de sauver des vies, ou d’essayer autant que possible, en étant combat medic, ou aide-soignante militaire (infirmière sur le front) ; une activité inévitablement désabusante, compte tenu de la masse incessante de blessés à arriver et de la limitation des moyens médicaux à disposition, et donc de l’impossibilité de tous les traiter.
Nous la suivons dans un couloir sombre, où se succèdent des portes en bois décorées de posters de femmes nues, donnant sur des chambres sans lumière. Là, des soldats plus pudiques que leurs affiches s’entassent sur des sommiers ou des matelas au sol et tentent de dormir au milieu des grésillements de radios et des bombardements qui font vibrer les murs. Quelques jours auparavant, une roquette a transpercé le toit du bâtiment pour venir s’écraser dans une pièce heureusement vide à ce moment-là. Olga pousse la porte de sa chambre où s’accumulent du matériel médical, des conserves et des gilets pare-balles. Aujourd’hui est son premier jour de rotation depuis deux semaines, après avoir refusé de prendre ses deux précédentes permissions : “Trop de blessés à traiter, je ne voulais pas partir”. Deux jours auparavant, son unité à mené un assaut contre des tranchées russes dans les champs au Sud de Bakhmut, revenant avec quatre blessés et perdant deux hommes : “C’est peu pour une fois, mais l’un d’eux avait la tête complètement explosée, il n’y avait rien à faire” et de montrer les bouts de cervelle séchés sur son pantalon treillis, tout en nous proposant du thé ou du café. “Peu” de pertes humaines, pour reprendre le froid vocabulaire militaro-technique, c’est probablement quand on demeure capable de citer les noms de celles et ceux tombés dans la journée. Mais les mauvais jours, qui serait bien en mesure de réciter jusqu’à presque une centaine de noms différents, tout ça pour la seule ville de Bakhmut. Quelques jours auparavant, une autre internationaliste, elle aussi medic, nous faisait le récit de l’échec d’un assaut ukrainien contre les russes retranchés dans les quartiers Ouest de Bakhmut : 200 blessés, une cinquantaine de morts. C’était trois jours avant que les russes ne revendiquent la prise de la ville, alors que les ukrainiens ne contrôlaient plus que le bureau de poste et un immeuble à moitié détruit, c’est-à-dire plus rien, et que les soldats eux-mêmes commençaient à s’interroger sur le bien-fondé d’autant d’acharnement à tenir des ruines, davantage mu par le symbole et peut-être l’orgueil de quelques officiers et politiciens plutôt que par une vision stratégique.
Olga nous invite à nous asseoir dehors sur de vieux strapontins miteux, malgré les tirs d’artillerie incessants, pour profiter du soleil. Nous attendons que ses amis, également des partisans biélorusses, viennent la chercher pour la ramener quelques jours à “l’arrière” à Kostiantynivka, un “arrière” tout relatif puisque la ville subit tous les jours des bombardements et sert également de position de tir pour des batteries d’artillerie ukrainiennes. Les biélorusses finissent par arriver, garant vite leur véhicule sous un toit de tôle, à l’abri du regard omniscient des drones ennemis. L’un d’eux s’avance la main tendue pour nous saluer et, croit-on, demande “Ça va ?”, ce à quoi nous lui répondons avec enthousiasme “Ça va, ça va, et toi ?”. Notre question demeure sans réponse et pour cause ; on apprendra deux heures plus tard que “Sawa” (prononcé “Sava”) est en fait son nom de code.
De retour dans la maisonnette délabrée qui leur sert à la fois de lieu de vie et de base informelle, les biélorusses nous font entrer. Là, un lit de camp a été reconverti en étagère. S’y empilent des composants divers : consoles de commande, batteries et antennes, toutes destinées à piloter des drones, devenus l’arme-technologie emblématique de ce conflit. Quelques heures plus tard, nos hôtes nous font la démonstration de leur dernier modèle, un drone “civil” chinois à plus de 5000€ l’unité, qui leur a été fourni par l’armée ukrainienne qui en achète en masse, entre autre grâce à l’aide économique occidentale. Puisque l’on n’arrête ni le progrès ni la globalisation, pour me connecter à Internet et envoyer ce texte, je scanne un QRCode sur le téléphone de l’un de nos camarades biélorusses, qui me permet de me connecter au réseau StarLink grâce à la petite antenne rectangulaire camouflée dans le jardin. Traversé par un sentiment d’infinie gratitude envers Elon Musk, je rougi de honte, pendant que d’antiques blindés de l’ère soviétique prennent le chemin de terre battue menant vers le front, leur bruit métallique strident et irritant n’étant pas sans rappeler celui d’une rame de RER, les pannes et la voix de Madame RATP en moins. “Prochain arrêt : Bakhmout”.