Laurence Habay Marielle Vitureau
Ils vivent en Lettonie depuis toujours, sont âgés et sommés de quitter le territoire letton avant le 30 novembre. La raison ? Pour la plupart, ils ne se sont pas présentés au test de langue obligatoire pour pouvoir renouveler leur permis de séjour, qui a perdu sa validité permanente depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Le 20 septembre, le Bureau de la citoyenneté et de la migration de Lettonie a annoncé que plus de 3 000 résidents de nationalité russe seraient prochainement officiellement informés par courrier que, “conformément à la nouvelle la loi sur l’immigration”, ils devraient quitter la république de Lettonie avant le 30 novembre 2023.
Comme le rapporte le site de la chaîne publique de Lettonie LSM, ils avaient jusqu’au 1er septembre pour faire leur demande de renouvellement de carte de résident de longue durée et passer l’examen de langue lettone, obligation à laquelle ils ont dérogé. En 2022, en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un amendement à la loi a durci les règles de résidence en Lettonie pour les citoyens russes.
La Lettonie, qui compte 1,9 million d’habitants, est limitrophe de la Russie. Une forte minorité russe habite le pays (environ 24 % de la population), dont la majorité sont des immigrants de l’ère soviétique et leurs descendants. Selon les statistiques officielles lettones, 445 600 Russes vivent en Lettonie. Près de 299 000 d’entre eux ont la nationalité lettone, environ 116 000 sont des “résidents non-citoyens” (c’est-à-dire qu’ils n’ont aucune citoyenneté depuis la perte de leur passeport soviétique, en 1991), 31 200 des citoyens d’autres États et environ 38 000 sont citoyens de la Fédération de Russie.
Toujours selon le site de Riga, 13 147 citoyens russes se sont inscrits au test de langue, 11 301 s’y sont présentés, 4 400 l’ont réussi du premier coup, 6 000 ont demandé à le repasser. En tout, 25 000 personnes étaient censées se présenter à cette épreuve. Selon le site économique russe RBK, un allègement récent des règles permettait d’obtenir un maintien sur le territoire pendant deux années supplémentaires pour les personnes qui ont demandé de pouvoir repasser le test après un premier échec.
Finalement, après des ajustements administratifs, selon RBK, en date du 6 octobre ce sont 3 255 personnes qui ont été averties de l’expiration de leurs droits. Les autorités lettones ont fait savoir qu’elles contrôleraient, en décembre 2023, si les personnes en situation d’infraction ont bien quitté le territoire. Si ce n’est pas le cas, elles seront alors priées de le faire “dans les trois mois”, ce délai permettant de “ne pas les bousculer”, relaie toujours RBK.
“La Russie est mise devant le fait accompli”
Le 6 octobre, le ministère des Affaires étrangères russe a annoncé que la Russie accueillerait les Russes de Lettonie qui seraient “déportés”, rapporte encore RBK. “Si les choses vont jusqu’au renvoi de nos compatriotes vers leur patrie d’origine, la Russie fera le maximum pour les prendre en charge”, a déclaré le vice-ministre des Affaires étrangères, Alexandre Glouchko.
Cette situation provoque l’indignation en Russie, notamment parce que les résidents de Lettonie menacés de se retrouver à la rue sont majoritairement des personnes âgées. Pour toutes sortes de raisons liées à leur état physique ou intellectuel, ces démarches et surtout le test de langue sont hors de leur portée. “La Russie est mise devant le fait accompli : plusieurs milliers de nos compatriotes risquent d’être expulsés des lieux où ils vivent depuis des dizaines d’années”, s’insurge le site russe conservateur Vzgliad.
“Les racines de cette tragédie plongent dans les événements du début des années 1990 [chute de l’URSS]”, explique Vzgliad. Un grand nombre de Russes ethniques s’étaient alors vu refuser la citoyenneté lettone, et “le statut inédit de ‘non-citoyen’ fut alors créé pour eux”. Certains ont donc adopté la citoyenneté russe tout en restant en Lettonie, avec l’accord des autorités lettones, qui leur ont délivré des permis de séjour de résident permanent.
En 2022, la nouvelle loi lettone a finalement annulé les permis de séjour permanents des Russes, conditionnant leur renouvellement à la réussite du fameux examen de langue lettone.
La grand-mère d’un célèbre hockeyeur letton
Le drame pour ces citoyens âgés réside dans le fait que l’expiration de leur permis de séjour a automatiquement entraîné l’annulation de leurs droits, notamment celui à la sécurité sociale, mais surtout au versement de leur pension de retraite, explique toujours Vzgliad dans un autre article. “Au-delà de la menace d’expulsion, ces personnes âgées font face à une menace plus terrible – celle de mourir purement et simplement de faim sans leur pension de retraite”, s’alarme le site.
Le site fait par ailleurs valoir que les retraités russes ont souvent une descendance tout à fait intégrée. Il s’émeut par exemple du sort d’une vieille dame “menacée de déportation” qui se trouve être la grand-mère d’Artur Chilov, membre de l’équipe nationale lettone de hockey sur glace, qui a pour la première fois obtenu une médaille (de bronze) lors d’une compétition internationale, le championnat du monde, en mai 2023. Chilov est pourtant l’“exemple idéal du Russe intégré – il parle couramment le letton et se considère comme un patriote letton”, commente le site.
La politologue et professeur à Saint-Pétersbourg Natalia Eremina souligne, auprès du titre, les points cruciaux de la situation de ces gens : “La majorité des personnes âgées en instance d’expulsion n’ont pas de famille en Russie. Celles qui en avaient ont déjà quitté la Lettonie. Pour la plupart, elles ont vécu en Lettonie toute leur vie et sont peu familières avec les réalités de la Russie. Par ailleurs, elles ont atteint un âge où il est difficile de travailler, d’étudier, d’adopter de nouvelles habitudes.”
Une “première vague” ?
Natalia Eremina estime par ailleurs que ces 3 000 personnes pourraient bien ne constituer qu’une première vague. D’autres pourraient suivre. “Les autorités lettones ont commencé par les personnes qui habitent depuis toujours en Lettonie justement parce qu’elles constituent le groupe le plus vulnérable, explique-t-elle. Mais, selon les nationalistes au pouvoir, le nettoyage du pays doit se poursuivre. Après les citoyens dotés d’un passeport russe, ils s’en prendront aux non-citoyens, puis aux naturalisés. On en débat déjà publiquement.”
Selon le journal Izvestia, la Russie a déjà à plusieurs reprises attiré l’attention de la communauté internationale sur les atteintes aux droits de la minorité russe en Lettonie. La question de la possible expulsion des citoyens russes a notamment été soulevée par la délégation russe au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Le 16 août, la commission chargée de la société civile et des droits de l’homme auprès de la présidence russe a exhorté les structures de défense des droits humains de l’ONU, de l’OSCE et du Conseil de l’Europe à défendre les russophones de Lettonie face au risque de leur expulsion. “Mais, pour l’heure, il n’y a pas eu de réponse publique à la demande de la Russie”, constate le titre.