Mikhaïl Lobanov
Mikhaïl Lobanov est un militant et syndicaliste russe de gauche qui enseignait les mathématiques à l’université de Moscou. En 2023 il a mené campagne pour devenir député de la Douma d’État à Moscou, en s’appuyant sur une vaste coalition de militants syndicaux, écologistes et locaux. Il a remporté la victoire contre le candidat du pouvoir avant que ne tombent les résultats – falsifiés – du vote électronique. Cette campagne victorieuse lui a apporté une importante notoriété en Russie parmi les militantEs et au-delà. Opposé ouvertement à la guerre contre l’Ukraine, il a subi menaces et répressions qui ont conduit à son licenciement puis à son exil pour éviter l’emprisonnement. Grâce à la solidarité de syndicalistes et mathématicienEs français, il a pu s’établir en France où il continue ses activités professionnelles et militantes. Avec d’autres camarades russes exiléEs, il travaille à la mise en place d’un réseau de militantEs de gauche anti-guerre dans plusieurs pays du monde avec comme objectif final la transformation radicale du système politico-économique russe.
Le discours qu’il a prononcé en français lors d’un après-midi de festivité qui lui était consacré à Paris le 2 novembre est publié ci-dessous. L’événement était organisé par l’association de solidarité Free Azat composée de militants politiques et de mathématicienEs qui mènent depuis plusieurs mois une campagne pour la libération du jeune mathématicien Azat Miftakhov, injustement emprisonné depuis quatre ans et demi. L’association est également active dans la solidarité envers toutEs les prisonnierEs politiques russes.
Bonjour, cherEs amis, cherEs camarades !
Je remercie toutes celles et ceux qui ont pris le temps et l’énergie de venir aujourd’hui. Il n’est pas facile pour moi de parler en français. Et pour vous, ce ne sera pas facile à écouter. Il s’agira donc d’un discours très court. Pas que les choses les plus importantes.
Pourquoi on est ici ?
Parce que les camarades français ont dit que c’était la coutume ici, en France. Eh bien, c’est la coutume. Mais ce matin déjà, je me suis soudain souvenu qu’en 2021 et 2022, j’ai organisé et participé à des événements un peu pareils. Deux fois par an. Il s’agissait de l’ouverture et de la clôture de nos campagnes électorales. J’ai fait ça avec une équipe de camarades, un collectif de personnes partageant les mêmes idées. En 2023, nous n’avons pas eu d’événement d’ouverture. Bien que nous ayons lancé plusieurs projets importants en Russie. Justement, cette année c’est trop dangereux de rassembler du monde dans une salle en Russie.
Hier, un groupe des communistes internationalistes de Russie, qui m’a soutenu pendant les campagnes électorales et les campagnes pour l’autogestion dans nos universités, qui continue d’exister et d’agir en Russie a organisé un rassemblement public. Ils se sont rassemblés dans une salle un peu comme ici pour discuter de politique.
La police et les agents anti-extrémistes ont débarqué dans la salle et ont demandé à tout le monde de s’allonger sur le sol.
Les gens ont été matraqués, on leur a confisqué leur téléphone, on les a forcés à dire des mots de passe, on leur a fait subir des pressions psychologiques et physiques.
Deux personnes que je connais personnellement ont été emmenées au poste de police et n’ont pas encore été relâchées. Voilà un peu de l’actualité de la Russie.
Nos événements en 2021 et 2022 lançaient les campagnes dont la durée était limitée. Nous connaissions dès le début la date de réunion finale.
Aujourd’hui on lance une nouvelle étape de notre campagne. Et cette fois, nous n’avons pas de dates précises. Je ne peux pas vous dire QUAND la réunion finale aura lieu. Je peux vous dire OÙ. Ce sera à Moscou.
Qu’est-ce qu’on lance aujourd’hui ? Il s’agit d’une campagne sans laquelle il ne sera pas possible de faire des mathématiques ou d’autres sciences en Russie. Il ne sera pas possible de faire de l’art, de la poésie, de discuter, de s’exprimer librement. Sans le succès de cette campagne, ni Azat Miftakhov, ni Boris Kagarlitsky, ni Sasha Skochilenko, ni Dima Ivanov, ni des milliers d’autres prisonnierEs politiques ne seront libéréEs.
Sans le succès de cette campagne, il n’y aura pas de paix réelle et complète. La paix qui mettra fin à la guerre insensée menée par une poignée de personnes très riches au Kremlin. Cette guerre a été déclarée à la fois au peuple ukrainien et au peuple russe. (Les deux peuples souffrent différemment, ne croyez pas que je mette nos peines sur le même plan !) Mais il est clair qu’on a besoin de transformation politique en Russie. En d’autres termes, on a besoin d’une révolution.
Et nous savons qu’elle est possible. Ça vous étonne ?
Possible parce que, premièrement, les gens en Russie sont depuis longtemps insatisfaits de leur vie. Personne n’est content de la politique intérieure. Tout le monde voit l’inégalité énorme.
Et ce mécontentement touche tout le monde, peu importe s’ils soutiennent Poutine, s’ils déclarent qu’ils le soutiennent ou s’ils le détestent. Peu importe s’ils soutiennent la guerre (d’ailleurs, la guerre est soutenue par une minorité absolue de la société russe).
Deuxièmement, parce que les événements tragiques qui ont commencé le 24 février 2022 ont généré et continuent de générer de nouvelles crises pour les autorités.
Troisièmement, parce qu’il reste un grand nombre de personnes actives en Russie, qui continuent à élaborer des projets, à se réunir lors de réunions syndicales, à créer des clubs de cinéma clandestins et bien d’autres choses. Tout ça, en attendant le moment où il y aura une chance et un espace pour de grands projets politiques.
Et aussi parce que ceux qui ont dû quitter la Russie ont trouvé le soutien et la solidarité auprès de leurs camarades et collègues ici, de ce vote de la frontière. Une solidarité qui nous a aidé à survivre dans cette mission politique et à s’impliquer dans un travail et des activités communes avec nos camarades en Russie.
C’est pourquoi je remercie mes collègues mathématiciens, les militantEs syndicaux et mes camarades qui m’ont permis de faire ce « voyage d’affaires politiques ». Comme vous le savez, il n’est plus possible pour moi d’agir en Russie. Je ne dis pas « l’immigration ». Je dis un « voyage d’affaires politiques ». Grâce à mes camarades, je peux suivre mes études de mathématiques et m’engager dans la lutte pour la transformation politique de la Russie.
Ainsi, pour moi personnellement, ce n’est pas seulement une soirée de joie et de remerciements. C’est aussi une soirée de début de l’étape la plus importante, de la campagne la plus importante.
On continue, et comme on dit en Russie « все только начинается », « Ce n’est qu’un début ».
Merci à vous !