Hanna Perekhoda
Le 23 juin 2023, le groupe Wagner, une compagnie militaire «privée» financée par le gouvernement de Poutine, lance une rébellion, la première du genre en Russie depuis 1993.
Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, Evgeniy Prigojine, le propriétaire de Wagner, reçoit d’importantes ressources, dont la prérogative de recruter des prisonniers et de les utiliser comme chair à canon. Voyant son autorité grandir, il est l’une des rares personnes à oser critiquer le pouvoir, le tenant pour responsable des déficiences militaires du pays. Il dépeint les fonctionnaires comme corrompu·e·s, leurs enfants jouissant d’une vie luxueuse, alors que les Russes ordinaires meurent à la guerre.
Le mécontentement grandit au sein du ministère de la Défense qui émet un ordre exigeant le démantèlement de Wagner. Affirmant que son objectif est de sauver le groupe Wagner et de remplacer le ministre de la Défense, Prigojine lance une rébellion.
Colère à cause des échecs
Sans coup férir, ses forces prennent le contrôle de Rostov-sur-le-Don, une ville de plus d’un million d’habitant·e·s où se trouve le quartier général. Elles avancent ensuite vers Moscou, aucune force de défense terrestre n’étant disponible pour contrer le convoi. Plusieurs hélicoptères et un avion tentent des frappes aériennes sur la colonne, mais se trouvent abattus. Vladimir Poutine qualifie ces actions de trahison et appelle à la répression. Se trouvant à moins de 400 kilomètres de Moscou, Prigojine accepte de retirer ses forces et de s’exiler au Bélarus déclarant qu’il veut éviter que du «sang russe» ne soit versé. L’enquête pour rébellion armée est rapidement classée, toutes les charges sont abandonnées, comme si rien ne s’était passé.
Le soulèvement de Prigojine est probablement une tentative désespérée de préserver ses intérêts personnels, essentiellement économiques. Cependant, présentant ses actions comme une «marche pour la justice», il rallie à sa cause des milliers de soldats et des millions des Russes découragé·e·s par les échecs militaires en Ukraine et en rage contre le Ministère de la défense.
Poursuivant sa lutte personnelle pour le pouvoir, Prigojine a non seulement sapé la légitimité de l’establishment militaire, l’accusant de négliger les « intérêts nationaux » de Russes et de trahir l’armée, il a aussi démenti le bien-fondé même de cette guerre, détruisant le récit propagandiste officiel.
Parallèles historiques
Fait révélateur, Prigojine a établi des parallèles avec la révolution de 1917, mettant en garde contre un soulèvement populaire. Poutine a lui-même comparé la rébellion aux événements de 1917, lorsque la Russie, selon lui, a été confrontée à la « trahison » des bolcheviks qui lui ont « volé la victoire dans la Première Guerre mondiale ». Les deux sont donc envahis par un vague pressentiment : 1917 leur souffle dans le cou. Mais derrière ces parallèles historiques se cache-t-il autre chose qu’une figure de rhétorique ?
Durant la décennie précédant la révolution de 1917, le nationalisme militariste russe triomphe dans le discours des autorités. Les nationalistes russes ont cependant le sentiment que l’État néglige toujours leurs intérêts. Le tsar continue en effet de refuser à sa population les droits civiques et politiques, même aux membres des classes supérieures. Car pour préserver la cohésion d’un espace impérial hétérogène, l’État doit veiller à ce que les principes de souveraineté populaire et de citoyenneté n’infectent pas son système politique autocratique, seul garant de l’intégrité du pays aux yeux de ses gouvernants.
Incapables d’influer sur la formation de la volonté politique, tant les classes populaires que les élites, tant les minorités non russes que la majorité russe ne se sentent être de véritables citoyen·ne·s de leur pays. Cette situation génère inévitablement de la frustration, étant donné que le concept de nation est de plus en plus perçu comme la seule forme légitime d’existence politique.
Le problème de l’État-nation
Paralysée par son système autocratique, la Russie ne cesse de perdre du prestige sur la scène internationale. Les milieux nationalistes peinent à accepter cet échec statutaire et arrivent à la conclusion que l’État est faible, car il n’est pas assez «russe». Ils tentent donc de pousser les dirigeants dans des aventures irrédentistes, motivés par leur représentation d’une Russie prédestinée à rester une grande puissance. Les capacités réelles du pays sont cependant loin de répondre à leurs attentes, l’aliénation et la méfiance à l’égard des autorités ne s’en trouvant que renforcées.
Ainsi, en 1914, la Russie entre en guerre sans rien qui puisse ressembler à une « nation politique ». Les conséquences de ces divisions latentes se révèlent brutalement en 1917.
En bref, chaque fois que l’État russe – indécemment vaste et hétérogène, incroyablement autoritaire et corrompu – tente d’imiter la forme de l’État-nation sans son contenu démocratique, il se retrouve au bord de l’abîme. Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ?