Alexandre Lévy
Deux médias russes indépendants, “Meduza”, dont les journalistes travaillent depuis Riga, et “Mediazona”, à Moscou, publient l’étude la plus sérieuse à ce jour sur les pertes de l’armée russe en Ukraine. Le Kremlin a refusé de commenter ces résultats.
En plus d’un an et demi de guerre en Ukraine, la Russie n’a annoncé que deux fois ses pertes sur le front ukrainien, relève le quotidien Kommersant, à Moscou. La première fois, c’était le 21 septembre 2022, le jour où Vladimir Poutine signait le décret sur la “mobilisation partielle”. À cette date, selon le ministère de la Défense, 5 937 militaires étaient morts depuis le début de ce qu’on appelle toujours officiellement “l’opération militaire spéciale” en Ukraine.
La deuxième fois, c’était le 6 juin. Ce jour-là, Sergueï Choïgou s’était vanté que ses hommes avaient repoussé “la contre-offensive ukrainienne promise de longue date” et infligé, au passage, des pertes assez impressionnantes à l’ennemi : “Trois mille sept cent quinze hommes, 52 chars, 207 véhicules blindés, 134 véhicules, cinq avions et deux hélicoptères”, selon l’agence officielle Tass. “Malheureusement, nos troupes n’ont pas été épargnées. Au total, 71 militaires sont morts, et 210 ont été blessés au cours de l’opération de repoussement de l’offensive ennemie”, a ajouté le ministre.
À ce jour, ce sont les seuls chiffres officiels sur les pertes humaines dans l’armée russe. Et il n’existe aucune statistique officielle à ce sujet, à part quelques initiatives citoyennes ou de médias indépendants qui tentent de percer le secret qui entoure ces pertes, rappelle le journal en exil Meduza.
“Non seulement l’État russe a déclenché cette guerre contre l’Ukraine, mais il a également caché à ses citoyens le prix que le pays a dû payer pour cela. Les données sur le nombre de personnes tuées sont classifiées, les informations sur les victimes sont assimilées à des secrets d’État et les personnes qui publient des articles sur les morts dans les médias sociaux sont harcelées par les forces de sécurité.”
En collaboration avec un autre média en ligne, Mediazona, Meduza publie une étude très documentée sur ce sujet. Selon les recherches effectuées par les deux titres, quelque 47 000 soldats russes ont péri entre le début de la guerre, le 24 février 2022, et le mois de mai de cette année. Ces pertes sont trois fois supérieures à celle de l’armée soviétique pendant dix ans en Afghanistan (1979-1989), et neuf fois supérieures à celles de l’armée russe lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996).
Cette étude vient compléter le décompte fait par Mediazona et le service russe de la BBC, aidés par une équipe de bénévoles, sur la base de publications sur les réseaux sociaux et de reportages dans les cimetières à travers le pays. Leur estimation, considérée comme partielle, atteignait au mois de juin 25 000 personnes ?
Deux nouvelles bases de données
La particularité de cette nouvelle étude est qu’elle utilise deux nouvelles bases de données, a priori beaucoup plus objectives : “La première est le Registre des dossiers d’héritage (RND), [qui recense les dossiers ouverts] par les citoyens russes sur leurs parents décédés. La seconde est constituée des données de Rosstat [l’institut de statistiques russe] sur la surmortalité, obtenues sur demande officielle”, détaille Meduza.
Ce qui aura permis, selon les deux titres, d’établir “avec un grand degré d’exactitude que le nombre total de morts côté russe était de 47 000 au 27 mai 2023 (c’est-à-dire avant le début de la contre-offensive ukrainienne)”. Interrogé après la publication de ces informations, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a refusé de commenter ce chiffre.
Cette estimation reste néanmoins largement inférieure aux chiffres régulièrement annoncés par la partie ukrainienne et certains pays occidentaux. Selon le décompte établi quotidiennement par le journal Oukraïnska Pravda, les pertes humaines russes s’élèveraient à presque 234 500 hommes ; les États-Unis et la Norvège ont annoncé des chiffres à peu près similaires depuis le début de la guerre, se fondant sur leurs services de renseignement.
“Dans un conflit militaire, chaque camp tente d’exagérer les pertes de l’ennemi (dont il a généralement une vague idée) et de minimiser les siennes”, souligne Meduza. “C’est pour cela qu’il est difficile de prendre au sérieux ces estimations : ni les autorités ni les services de sécurité ne tentent de confirmer leurs affirmations par des données vérifiables et sont souvent intéressés à déformer même les estimations dont ils disposent.”