Thomas d’Istria
Kiev, Lviv - envoyé spécial - Cela fait plusieurs années que la scène se répète chaque 1er janvier. Ce jour-là, des partisans de l’extrême droite ukrainienne défilent dans les rues de Kiev afin de célébrer l’anniversaire de Stepan Bandera (1909-1959), figure sulfureuse du nationalisme ukrainien du XXe siècle. Rien de tel en 2023 : les rues de Kiev sont restées silencieuses. Loi martiale oblige, en temps de guerre, les manifestations sont interdites.
La célébration s’est faite dans le silence mais elle a, malgré tout, déclenché une énième controverse mémorielle avec la Pologne. La polémique est partie d’une publication sur le compte Twitter de la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien, qui a célébré à sa façon le 114e anniversaire de Stepan Bandera en diffusant une photo du commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Valeri Zaloujny, pouce levé devant son portrait. L’image s’accompagnait d’une phrase attribuée à cette figure controversée stipulant que « la victoire totale et suprême du nationalisme ukrainien aura lieu quand l’empire russe cessera d’exister » et que, dans le cadre du conflit actuel, « les directives de Stepan Bandera sont bien connues du commandant en chef des forces armées ».
La publication, reprise dans des médias israéliens et polonais, a suscité l’émoi. Stepan Bandera a non seulement dirigé la branche radicalisée de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), une formation accusée d’avoir participé à la Shoah au côté de l’Allemagne nazie, qui a fait des centaines de milliers de victimes juives dans l’ouest de l’Ukraine. Mais l’Armée insurrectionnelle de l’Ukraine (UPA), son bras armé créé en 1942, est également responsable de la mort de milliers de Polonais – entre 70 000 et 100 000, selon les estimations des historiens – tués dans le nord-ouest de l’Ukraine entre 1943 et 1944. Un antihéros ukrainien.
A Varsovie, le premier ministre, Mateusz Morawiecki, a sèchement rappelé que son gouvernement avait « une [position] extrêmement critique à l’égard de toute glorification ou même de tout souvenir de Bandera ». Le 2 janvier, après une discussion avec son homologue ukrainien, le message de la Verkhovna Rada a été supprimé du réseau social.
Diabolisé et mythifié
Cet épisode n’est que le dernier en date. Depuis plusieurs années, à l’approche du 1er janvier, le scandale se répète. Antisémite et xénophobe, Stepan Bandera, reste, soixante-quatre ans après sa mort, une figure à la fois diabolisée et mythifiée. Au sein même de la société ukrainienne, l’homme a longtemps occupé une place litigieuse. « Pour une partie de l’Ukraine, particulièrement l’Ouest, il est un héros, pour une autre, particulièrement la partie russophone de l’Est, il est un bandit, un collaborateur nazi », souligne Yaroslav Hrytsak, historien spécialiste du nationalisme ukrainien.
Selon ce professeur de l’Université catholique de Lviv, l’invasion russe déclenchée le 24 février 2022 par Vladimir Poutine pour « dénazifier » le pays a néanmoins modifié le rapport des Ukrainiens au personnage. « Pour la première fois, Bandera reçoit une approbation positive par la majorité de la population », affirme le chercheur. Cette vague de soutien s’explique, selon lui, par le fait que « la figure historique et sa mémoire sont deux phénomènes différents. Bandera est considéré exclusivement comme un symbole du combat de l’Ukraine contre la Russie, et un symbole de résistance antisoviétique. C’est une réaction directe à la guerre, cela aurait été impossible avant ».
L’historien en veut pour preuve une étude sur les « marqueurs idéologiques de la guerre » publiée le 27 avril 2022 par l’institut de sondage ukrainien Rating. Selon ce dernier, dont les enquêtes témoignent d’une hostilité massive à l’égard du « monde russe » , la popularité de Stepan Bandera dans la population est passée de 22 %, en 2012, à 74 % aujourd’hui.
Le nationalisme ukrainien trouve son berceau originel dans les terres de l’Ouest, en Galicie, dans un espace qui rassemble aujourd’hui les régions de Ternopil, Ivano-Frankivsk et Lviv. C’est sur ce territoire, dominé par plusieurs puissances étrangères au cours du XXe siècle, que Stepan Bandera a grandi et s’est fait un nom. En 1929, il rejoint l’organisation OUN, qui refusait la domination polonaise dans cette partie de l’Ukraine. Cinq ans plus tard, il est arrêté pour son implication dans l’assassinat du ministre de l’intérieur polonais, Bronislaw Pieracki, et condamné à la prison à perpétuité. Il est libéré au moment de l’invasion allemande de la Pologne, en 1939.
A partir de cette date, croyant pouvoir créer un Etat ukrainien indépendant avec le concours du Reich allemand, l’OUN entreprend une collaboration active avec les autorités nazies. Le 22 juin 1941, libérée de l’Union soviétique après l’opération « Barbarossa » et la percée de l’armée allemande dans les territoires de l’ouest de l’Ukraine, l’OUN-B, la branche de Bandera, proclame assez naïvement un Etat ukrainien. Sauf que le Reich a pour projet d’asservir les populations slaves. Le nouveau gouvernement est immédiatement dissous, et Bandera déporté dans le camp de Sachsenhausen, d’où il ne sortira que fin 1944. La même année, au cours de l’été, les forces de l’Union soviétique, victorieuses, occupent l’Ukraine occidentale.
Le NKVD, la police politique soviétique, a alors recours à une violence massive contre les civils, notamment les proches des nationalistes ukrainiens. Près de 153 000 personnes dans l’ouest de l’Ukraine sont tuées, 134 000 autres arrêtées, et 203 000 déportées sur le territoire de l’URSS.
Mission mémorielle
Dans cette partie occidentale du pays, depuis l’indépendance de 1991, Bandera et les combattants de l’OUN et de l’UPA restent encensés pour leur combat contre l’Union soviétique. Parmi tous les lieux de mémoire qui leur sont consacrés, le musée le plus important est installé dans le village de naissance de Stepan Bandera, Staryi Uhryniv, à 40 kilomètres à l’ouest de la ville d’Ivano-Frankivsk. On peut encore y découvrir la maison bleue, rénovée, dans laquelle la famille de l’ultranationaliste a habité de 1906 à 1933, ainsi que l’église dans laquelle sonpère, un Grec catholique, lui-même militant nationaliste, officiait.
Ici, l’homme est présenté comme un héros de la lutte pour l’indépendance ukrainienne, un martyr tué à Munich par un agent du KGB, en 1959. Marya Krynychna, la guide principale, savoure encore la réouverture de son musée. Le bâtiment avait été fermé au début de la guerre afin de « limiter les provocations », explique-t-elle mystérieusement. Elle considère qu’elle et les autres employés ont une mission mémorielle à remplir : « Nous devons expliquer aux gens que Stepan Bandera n’est pas notre ennemi mais qu’il a donné sa vie pour l’indépendance de l’Ukraine. »
Selon l’historien Yaroslav Hrytsak, l’une des raisons pour lesquelles la figure de Bandera a gagné en popularité depuis le début de la guerre réside dans la propagande russe. Depuis la révolution de Maïdan, en 2014, puis l’annexion de la Crimée et le début d’une guerre à l’est du pays, la rhétorique du Kremlin s’attache à présenter l’Ukraine comme un Etat fasciste et nazi, obsédé par le culte de Stepan Bandera, quand bien même les figures favorites de la population restent les poètes ukrainiens du XIXe siècle. « Mais il y a un retour de bâton, concède le professeur de l’Université catholique de Lviv. Puisque la propagande russe traite Bandera très négativement, la population le voit très positivement. C’est Poutine qui l’a rendu si populaire. »
Dans les faits, en Ukraine, l’adhésion à la figure ultranationaliste reste très marginale. Le personnage est plutôt devenu une sorte d’emblème décalé. Ainsi, au début de l’invasion russe, les cocktails Molotov destinés à être projetés sur les assaillants ont été renommés des « Bandera smoothie » . Sur TikTok, des jeunes dansent sur des chants à la gloire de Bandera remixés avec de la musique électronique. La culture du mème, ces images décalées et moqueuses qui font fureur sur les réseaux sociaux, s’en est aussi emparée.
Les Ukrainiens utilisent son nom avec ironie, manière de se réapproprier la propagande russe qui qualifie les résistants ukrainiens de « bandéristes », nom donné à ses partisans historiques.Les mots de Maryana, une jeune fille de Kiev qui ne s’était jamais intéressée avant la guerre, à cette figure, sont assez éloquents : « Les médias russes disent que les Ukrainiens sont des bandéristes et que les bandéristes mangent des enfants russes le matin. S’ils pensent ça, c’est très bien. Le plus important, c’est qu’ils aient peur de nous. »
Reste que le mythe du personnage ne provient pas uniquement de la propagande russe. A la chute de l’Union soviétique, après des siècles de domination de puissances étrangères, les autorités ukrainiennes ont œuvré pour construire un récit national distinct de celui de la Russie. La première pierre sera posée par Viktor Iouchtchenko, président de 2005 à 2010, avec la reconnaissance officielle comme génocide, fin 2006, de l’Holodomor, « l’extermination par la faim » organisée par le pouvoir soviétique entre 1932 et 1933, et responsable de millions de morts ukrainiens. Aujourd’hui encore, Moscou nie le caractère génocidaire de cet épisode majeur dans l’historiographie du pays.
Une autre étape dans la formation d’un récit opposé à la Russie, beaucoup plus polémique, concerne la réhabilitation de figures du nationalisme ukrainien. A l’époque, Viktor Iouchtchenko « avait fait passer un certain nombre de lois mémorielles et délivré le titre de héros de l’Ukraine à des membres fondateurs du mouvement nationaliste ukrainien, parmi lesquels Stepan Bandera et Roman Choukhevytch, son bras doit au sein de l’UPA », explique Adrien Nonjon, historien spécialiste de l’Ukraine et de l’extrême droite postsoviétique.
Une ignorance de l’histoire
Arrivé au pouvoir en 2010, Viktor Ianoukovitch, un prorusse, a ensuite annulé ces lois et retiré les titres de héros aux intéressés, avant de devoir précipitamment quitter le pays, quatre ans plus tard, sous la pression de la révolution de Maïdan.
Les affrontements meurtriers dans le Donbass ont alors nourri « une idéologie de défense dans un contexte d’agression », développe M. Nonjon. « C’est pour ça que Stepan Bandera est revenu sur le devant de la scène, à tel point que Petro Porochenko [président de l’Ukraine de 2014 à 2019] a laissé faire certains défilés en son honneur. » « Mais Bandera, précise l’historien, ne fait pas l’objet d’un culte de l’Etat ukrainien, en tout cas ce n’est pas, aujourd’hui, une figure mise en avant par le président Zelensky. On la trouve surtout parmi les mouvements nationalistes ukrainiens comme Svoboda, ou Secteur droit, originaires de l’Ouest. » Aux dernières élections législatives de 2019, ces mouvements d’extrême droite qui s’étaient constitués en bloc nationaliste uni n’avaient d’ailleurs obtenu que 2,3 % des voix.
« Quand on parle de la réhabilitation de Bandera, il faut souligner la responsabilité de Volodymyr Viatrovytch, un historien nationaliste, directeur de l’Institut de la mémoire nationale de 2015 à 2019, affirme de son côté Yaroslav Hrytsak. Viatrovytch a beaucoup fait pour promouvoir une image falsifiée de Bandera. Lui et ses amis, ses collègues, prétendent qu’il n’a rien à voir avec les assassinats de Polonais et de juifs, ce qui est faux. Ils essaient de créer une figure plutôt positive. »
Mis à la porte par Volodymyr Zelensky à son arrivée au pouvoir, en 2019, M. Viatrovytch, également à l’origine de lois dites de « décommunisation », destinées, notamment, au retrait des symboles soviétiques dans l’espace public, est désormais député au Parlement ukrainien sous l’étiquette du parti Solidarité européenne, de l’ex-président Porochenko.
Cela ne l’empêche pas de rester très actif dans la défense du mythe Bandera. « Je pense sincèrement que toutes ces lois introduites de 2014 à 2019 ont renforcé la société ukrainienne et l’identité et l’ont aidée à s’unir et à se battre aujourd’hui », dit M. Viatrovytch, installé à la terrasse d’un café de Lviv. Bandera, ajoute-t-il, « joue un rôle très important dans la propagande russe, ils croient qu’il existe toujours, et ce dont la Russie a peur, nous l’utilisons, de manière à nous défendre ».
Au téléphone, Per Anders Rudling, professeur au département d’histoire de l’université de Lund, en Suède, estime que « la majorité des gens ne connaît pas l’histoire. S’ils avaient entendu les témoignages des pogroms de Lviv ou de survivants polonais de 1943, ils n’utiliseraient pas ces bannières. Ils ne glorifieraient pas Bandera. »