Socportal Alena Tkalich Marina Usmanova
A la veille de l’invasion, les médias russes ont publié des « listes de cibles » constituées de ceux et celles que, en cas de prise de l’Ukraine, les Russes prévoyaient de liquider. Parmi eux et elles figuraient des dirigeant·es d’organisations LGBT. Socportal a demandé à la responsable de l’organisation Insha (Autre) de Kherson, Marina Usmanova, de parler de la situation dans la région.
Kherson est une ville du sud de l’Ukraine comptant 300 000 habitant·es que les troupes russes ont occupée aux premiers jours de l’invasion. Il n’y avait pas de couloirs sûrs pour l’évacuation, si bien que de nombreux habitant·es sont resté·es dans la ville malgré les risques. Tant en raison des batailles annoncées pour la libération de la région de Kherson que de la politique de terreur des envahisseurs. La Russie, comme de nombreux États autoritaires, adopte publiquement une position patriarcale. Les organisations féministes-LGBT sont associées au monde occidental, auquel la Fédération de Russie a décidé de s’opposer. Et à la veille de l’invasion, les médias russes ont publié des « listes de cibles » constituées de ceux et celles que, en cas de prise de l’Ukraine, les Russes prévoyaient de liquider. Parmi eux et elles figuraient des dirigeant·es d’organisations LGBT. Par conséquent, les militant·es qui se sont retrouvé·es sous l’occupation ont craint pour leur sécurité. Socportal a demandé à la responsable de l’organisation Insha (Autre) de Kherson, Marina Usmanova, de parler de la situation dans la région.
Socportal : Veuillez nous parler de votre organisation.
Marina Usmanova : L’organisation féministe queer-inclusive Insha a été fondée en 2013. Nous avons travaillé sur les droits des femmes et les droits des personnes LGBT et avons organisé une marche LGBT et un forum queer à Kherson. Nous avions un grand et beau centre communautaire. Nous avons lancé beaucoup de projets créatifs. À l’heure actuelle, presque tout le monde a quitté Kherson. Deux personnes sont restées. Parmi elles, une femme avec quatre chats et un transsexuel qui ne peut pas partir parce qu’ils [les Russes] déshabillent ceux et celles qui passent aux points de contrôle à la recherche de tatouages. Certes il n’a pas de tatouages, mais c’est un transsexuel. Le reste de l’organisation est à Berlin, certain·es au Portugal, d’autres en Pologne, ou dans le territoire contrôlé par l’Ukraine.
S : Avant la guerre, avez-vous rencontré à Kherson des personnes susceptibles de ne pas aimer les événements LGBT ? Des gens de droite locaux ?
Marina Usmanova : Il y a toujours eu une pénurie d’ultra-droitiers à Kherson. Je ne dirai pas qu’il n’y en avait pas. Par exemple, un député du conseil municipal du parti Svoboda (un parti conservateur qui n’est pas entré au parlement lors des dernières élections - ndlr) s’est rendu à notre marche, a franchi le cordon de policiers et m’a arraché le drapeau arc-en-ciel des mains. Et il était soutenu par des grands-mères hurlantes amenées par lui. C’est ainsi que l’ultra-droite s’est exprimée. Je l’ai rattrapé et j’ai repris le drapeau. Il s’est de nouveau échappé et a de nouveau pris le drapeau arc-en-ciel. Et nous avons aussi le Prawy Sektor (Secteur droit, un parti militariste nationaliste qui n’est pas entré au parlement lors des dernières élections - ndlr) à Kherson, dirigé par une femme. Elle est même venue regarder des films avec nous. Il y avait un film sur les femmes soldats intitulé Le bataillon invisible. Et comme nous sommes une organisation féministe et que nous disposons d’une salle dans laquelle il est pratique de regarder un film, nous avons décidé de le projeter et de faire la publicité du film dans toute la ville. Et deux femmes sont venues, elles se sont assises, elles avaient des visages sévères. Elles ont regardé un film, ne sont pas restées pour la discussion, et sont parties. Et puis j’ai cherché sur Google et il s’est avéré que la cheffe du Secteur droit était venue chez nous pour regarder le film.
Kherson est Kherson. Nous avons même quelques gens biens. Bien que, j’ai une personne qui me déteste. Elle a déposé plainte contre moi deux fois auprès de la police. Pour la première fois, pour promotion du communisme. C’était le 8 mars, en raison d’une conférence qui portait sur Rosa Luxemburg. La police est entrée, a demandé : « Que faites-vous ici ? » en hennissant, et ils sont partis. La deuxième fois, elle a appelé la police pour distribution de matériel pornographique. Notre exposition portait sur le corps. Et il y avait des représentations sur la nudité. Mais la police a de nouveau henni et est partie. J’ai depuis réalisé que nous devons inventer le communisme pornographique de toute urgence. Cette personne est venue s’opposer à notre marche LGBT avec une banderole « L’homodictature est du rashisme » (une combinaison des mots Russie et fascisme, ndlr).
S : Que savez-vous de la situation des droits des LGBT en Russie ?
Marina Usmanova : Ce que je sais est très général. En Allemagne, j’ai rencontré beaucoup de ceux et celles qui ont quitté ce pays récemment et j’ai compris que quelque chose de terrible était en train de se produire.
S : Quelles sont les menaces actuelles pour les militants LGBT à Kherson ?
Marina Usmanova : Premièrement, il est tout simplement impossible d’avoir un air « différent » maintenant. Deuxièmement, ils déshabillent dans la rue, à la recherche de « tatouages nazis ». De nombreux représentant·es de la communauté LGBT ont des tatouages qui parlent de leur appartenance à la communauté LGBT. Certains de ces tatouages sont des drapeaux arc-en-ciel, d’autres des baisers entre filles ou entre garçons. Et on ne sait pas très bien comment ils réagissent s’ils ne trouvent pas de tatouages « nazis », mais des tatouages gays. En outre, nombre d’entre eux et elles arborent les armoiries de l’Ukraine.
S : Connaissez-vous des cas où ils ou elles ont été réprimé·es et interrogé·es ?
Marina Usmanova : Oui. Un de nos militants a été détenu, emmené et gardé pendant deux mois. Il a été libéré mais il n’est pas en très grande forme mentalement. Par conséquent, maintenant il se promène et dit qu’il travaille pour la Russie, et qu’ils lui ont expliqué ce qui peut et ne peut pas être affiché. Il dit qu’il a donné tout le monde. Et nous sommes tous choqué·es. Maintenant, les gens qui veulent partir ont peur parce qu’ils pensent qu’ils vont être arrêtés et qu’ils sont sur les listes de filtrage. Et je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui est juste de la panique. D’une part, pourquoi les Russes n’auraient-ils des gays ? Pourquoi les mettre sur certaines listes et ne pas les libérer ? D’autre part, ce qu’ils ont dans la tête n’est généralement pas très clair. Une autre menace qui mérite d’être mentionnée est la situation des personnes transgenres. Il y a des patrouilles constantes à Kherson, qui vérifient votre passeport. Et il y a des personnes dont l’apparence ne correspond absolument pas aux données du passeport. En d’autres termes, s’il est écrit dans votre passeport que vous êtes Vasya, mais que vous êtes une belle blonde dans la vie, alors vous êtes foutue. Par conséquent, les personnes dont les données du passeport et l’apparence présentent une différence importante ne sortent pas trop souvent.
S : Vous avez organisé une évacuation. Comment cela a-t-il été possible ?
Marina Usmanova : Nous avons réuni des conducteurs qui ont déjà une expérience en la matière. L’un de ces chauffeurs nous a emmenés. Il y a aussi une fille de la communauté qui aide à l’évacuation. Elle a aussi beaucoup d’animaux et ne part pas elle-même mais emmène des gens. C’est bien de faire sortir les hommes avec une fille. Les hommes sont généralement plus difficiles à évacuer. Nous essayons d’évacuer vers Zaporizhzhia. À un moment donné, c’était Odessa. L’évacuation d’une personne, c’est à partir de 300 euros. Parce que c’est dangereux pour le chauffeur de toute façon, et les chauffeurs, entre autres choses, partagent avec leurs « camarades » aux points de contrôle.
Certaines personnes ont dû être évacuées en passant par la Crimée (auparavant, la responsable du ministère de la réintégration, Irina Vereshchuk, avait appelé les habitants de la région de Kherson à quitter la zone par tous les moyens, y compris par la Crimée temporairement occupée, ndlr). Nous contactons des militant·es russes qui aident les gens à partir. Il y a deux chemins : l’un vers l’Estonie, l’autre vers la Géorgie.
S : Qu’est-il arrivé à ton bureau ? J’ai lu qu’il avait été cambriolé et pillé.
Marina Usmanova : Bien sûr, nous avons abandonné notre bureau. Il était fermé. Les caméras de sécurité ont enregistré que des gars en uniforme militaire ont fracturé la serrure. Ils ont volé tout l’équipement et ont saccagé le bureau. Nous avions un volontaire qui passait périodiquement au bureau. Après cela, il a enlevé tout ce qu’il pouvait du bureau. Une autre fille, historienne de l’art, a fait des expositions avec nous et nous avions ses œuvres d’art. Elle a sorti du bureau tout ce qui avait un rapport avec l’art et l’a caché chez elle. Cependant, il y avait des tableaux d’une telle taille que ce n’était pas simple. Une autre artiste a fait plusieurs œuvres importantes qui se trouvaient également dans notre bureau. Et d’une manière ou d’une autre, elle s’en est sortie. Les canapés et les divans ont également été sortis. Je les ai donnés à un café voisin. Pour qu’ils l’utilisent au mieux. Ils viennent d’ouvrir une terrasse d’été. Après cela, nos volontaires ont invité un soudeur ; nous lui avons transféré de l’argent pour payer son travail. Et le soudeur a fermé le bureau.
S : Que pouvez-vous nous dire de la pétition pour la légalisation du mariage homosexuel, qui a obtenu les votes requis ?
Marina Usmanova : Parfaitement, nous avons obtenu 25 000 signatures pour la pétition. Cela témoigne d’un changement dans l’opinion publique et que la communauté LGBT s’est mobilisée. Et j’ai vu tellement de bénévoles qui n’étaient pas membres de la communauté faire circuler cette pétition et la signer. C’est génial. Mais pour introduire le mariage homosexuel en Ukraine, il est nécessaire de modifier la Constitution. Il est impossible d’apporter des modifications à la Constitution en temps de guerre. Notre constitution dit que le mariage est une union entre un homme et une femme, ce qui devrait être modifié. Mais aujourd’hui, cela ne peut pas être fait. Par conséquent, je ne pense pas que la légalisation des mariages homosexuels soit maintenant possible d’une manière ou d’une autre. Nous écouterons ce que le président a à dire à ce sujet. Mais pour l’instant, cela ne me semble pas réaliste. Mais dans l’ensemble, l’élargissement des libertés, y compris le mariage, est quelque chose de précieux.
S : Que faites-vous maintenant que vous êtes dans l’Union européenne ?
Marina Usmanova : J’étais dans les milieux libertaires à Berlin ; j’ai parlé aux Allemands de Makhno (le créateur de l’anarcho-république dans le sud de l’Ukraine dans la première moitié du vingtième siècle, Nestor Makhno, ndlr.). Nous participons à des discussions, prenons la parole lors de rassemblements, parlons de l’Ukraine et de Kherson, collectons des fonds et de l’argent. D’un côté, nous faisons partir les habitant·es de Kherson ; de l’autre, nous envoyons de l’aide à ceux et celles qui ne partent pas. Il n’y a pas de travail là-bas, les prix sont inhumains. C’est pourquoi nous collectons de l’argent ici et dirigeons nos efforts principaux vers Kherson. Pour ma communauté et pour les femmes qui se trouvent dans des situations difficiles. Il y a aussi les viols ; les épouses des soldats des forces armées ukrainiennes font désormais partie de cette catégorie toujours en risque. Notre public cible est donc désormais constitué des épouses de soldats.
S : Il y a encore un long chemin à parcourir avant la victoire. Mais si vous imaginez qu’elle se produise, que voudriez- vous faire en Ukraine après ?
Marina Usmanova : Je voudrais qu’après cela, premièrement, Kherson soit ukrainien. Deuxièmement, que Kherson soit. Pour qu’elle existe physiquement, pas comme Marioupol. Je veux retourner dans le Kherson d’avant-guerre et faire tout ce que j’ai fait. Mais ça n’est pas possible. Par conséquent, il faudra la rénover et la restaurer.2 aout 2022