Julian Kondur
Témoignage de Julian Kondur militant de la communauté rrom d’Ukraine, qui explique comment celle-ci vit après l’invasion par la Russie, pourquoi les personnes déplacées choisissent de rentrer chez elles et explique comment la discrimination à l’égard des minorités ethniques et nationales fait le jeu de la propagande russe [1].
Tiré de Entre les lignes et les mots
En prévision de la guerre à grande échelle, j’ai quitté le bureau, avant de tout vérifier et de le fermer. Je suis sorti en prévision de ce qui n’était pas encore clair et je suis rentré chez moi. Le lendemain matin, je me suis réveillé à cause d’explosions et d’appels provenant de toute la famille. Au cours des heures qui ont suivi, nous avons fait nos bagages, quitté la maison et n’y sommes pas retournés pendant plus d’un mois. Pendant la première semaine, nous n’étions pas loin de Kyiv, puis nous sommes partis pour l’ouest de l’Ukraine. Après notre départ, nous avons d’abord réfléchi à ce que nous allions faire ensuite en tant qu’organisation, si nous étions capables de faire quelque chose. La première semaine, peut-être, nous n’avons mené aucune activité, nous avons essayé de nous organiser.
Puis est venue la compréhension que nous pouvions agir. Grâce à nos partenaires et amis, déjà à l’ouest de l’Ukraine, nous avons commencé à organiser l’aide humanitaire. À Tchernivtsi, par exemple, il a été créé un petit entrepôt où a été acheté et entreposé de la nourriture qui a été envoyée pour soutenir les familles locales de migrants. Il n’y avait pas que des familles rroms, mais aussi, par exemple, des personnes de la communauté grecque, ainsi que du Donbass. Presque chaque jour, il y avait quelque chose de nouveau. De nombreux partenaires d’Europe, des amis ont proposé de l’aide, nous ne pou- vions pas refuser, car il y avait une demande pour cette aide.
Nous avons également fourni un soutien financier direct aux personnes évacuées des territoires temporairement occupés ou des zones d’hostilités. Au début, c’était un soutien d’information actif : on essayait de trouver des moyens sûrs de partir, on donnait des informations objectives sur le passage de la frontière. Des familles accompagnées, pour la plu- part des familles nombreuses, ont connu un difficile parcours, lorsqu’elles ont été contraintes de quitter leur foyer et de partir pour une autre vie. Chaque jour, il y avait aussi une initiative pour des déjeuners chauds, que nous avons organisés avec la communauté Hare Krishna, pour laquelle nous sommes très reconnaissants – ils nourrissent les gens tous
les jours. Chaque jour, cela représente environ 1000 repas seulement à Kharkiv. À Odessa aussi, tous les jours, mais à une échelle un peu plus petite. Dans la région de Tchernihiv, la distribution est également plus petite, mais, il s’agit là d’une initiative extrêmement importante. Toujours à Kyiv, dans le centre- ville, à différents endroits, 500 repas sont distribués ou même plus presque tous les jours.
Dans le domaine de l’action humanitaire il y a donc les repas chauds – ils sont fournis non seulement aux Rroms, mais à tous ceux qui en ont besoin. Des kits alimentaires et d’hygiène sont aussi envoyés aux communautés.
Nous essayons d’établir des contacts avec des représentants locaux de la communauté rrom, nous convenons de l’organisation de groupes de bénévoles. Habituellement, quelqu’un de notre équipe accompagne ces cargaisons et organise la distribution. Nous le faisons soit dans des zones d’implantation, soit en collaboration avec des centres et des services sociaux. La plupart des bénéficiaires de cette aide humanitaire sont des femmes et des enfants. Il y a beau- coup moins d’hommes. Si nous parlons de la quantité d’aide qui a été fournie depuis le début d’une guerre à grande échelle, cela a touché plus de 20 000 personnes en général. Ce sont ceux qui ont reçu soit un repas chaud, soit une assistance informationnelle, des conseils ou un abri temporaire avec notre aide. Ce sont aussi des personnes que nous avons aidées à évacuer, environ 600 familles qui ont quitté les régions de l’Est. Il s’agissait soit de l’organisation de bus, soit d’une aide financière directe pour couvrir les frais de carburant, payer les transporteurs.
Nous essayons constamment d’évaluer la situation concernant la situation des Rroms, et selon nos dernières recherches, nous avons vu que 75% des Rroms ont été déplacés selon ceux que nous avons interrogés, et c’est plus d’un millier de personnes, veulent toujours rester chez elles.
Environ 100 000 Rroms au total, selon nos estimations, ont été contraints de quitter leur foyer. Environ 50 000 personnes sont parties à l’étranger, mais au cours des derniers mois, nous avons constaté une tendance au retour. Les gens rentrent parce qu’ils ne trouvent pas d’abri adéquat dans les pays d’Europe de l’Est et font face à des préjugés. Prenons, par exemple, la région de Kharkiv. Presque toutes les familles rroms ont quitté la ville de Merefa, dans la région de Karkiv. Nous savons que, malheureusement, beaucoup de Rroms ont quitté le Donbass, mais la plupart des familles sont restées dans la région de Louhansk. Beaucoup de gens ont également quitté Kherson – les hommes sont restés à la maison et les femmes sont parties avec les enfants. En général, tous ceux qui ont eu l’occasion de partir ont essayé de le faire.
Les personnes sans passeport
Le problème du manque de papiers chez les Rroms est très aigu. Nous avons déjà mentionné qu’environ 30 000 Rroms vivent en Ukraine sans papiers, en situation d’apatridie possible. Maintenant, cela a eu un grand impact sur la capacité de se déplacer et de recevoir une aide humanitaire. Nous avons enregistré de nombreux cas où des personnes, en raison de problèmes de documents, ont rencontré des difficultés pour se déplacer même à l’intérieur du pays, notamment en raison des contrôles supplémentaires.
La question du franchissement de la frontière était également assez compliquée : par exemple, il y avait une situation ambiguë quant à savoir s’il était possible de partir sans passeport ou non. Maintenant, nous savons que sur le territoire de la Pologne, il y a aussi des gens qui sont partis sans papiers. Parmi eux se trouvent des Rroms. Bien sûr, la procédure de sortie elle-même était compliquée et de nombreuses personnes étaient refusées si elles n’avaient pas de passeport. Il y avait différentes pratiques à différents points de contrôle. À certains moments, une personne sans papiers pouvait partir, à d’autres non. De telles pratiques, malheureusement, se sont produites, et cette dichotomie n’a pas contribué à un franchissement facile des frontières.
Discrimination
Bien sûr, parmi ceux qui sont partis à l’étranger, il y en a qui ont subi des préjugés en tant que Rroms, alors les Ukrainiens n’en subissaient pas. Cela était particulièrement vrai pour les personnes qui se trouvaient sur le territoire de la République tchèque et de la Hongrie – dire que les dirigeants de ces pays ont une attitude peu tolérante envers les Rroms est un euphémisme. Il y a eu des cas où même des femmes avec des enfants ont simplement été hébergées temporairement dans des prisons – oui dans des locaux qui servaient auparavant à garder des personnes purgeant des peines. Ces femmes sont ensuite retournées en Ukraine, car elles ne pouvaient tout simplement pas tolérer un tel traitement. Il est difficile pour les migrants d’accepter cette situation – beaucoup de nos partenaires rroms des pays voisins nous disent que l’attitude envers les Rroms locaux est différente de celle qui existe envers les migrants venant d’Ukraine. Parce que ce stéréotype discriminant contre les Rroms existe de toute façon, et peut-être qu’ils s’y sont habitués. Et puis les gens n’ont parfois aucune connaissance de la situation des Rroms en Ukraine.
L’une des initiatives que nous avons développées est un guide pour les institutions travaillant avec les personnes déplacées, les demandeurs d’asile, y compris les Rroms. Nous avons donné des informa- tions générales sur la situation des Rroms, sur leurs caractéristiques linguistiques et culturelles. Nous avons reçu beaucoup de commentaires positifs indiquant que ces informations étaient utiles. Ce guide a été traduit en cinq langues : français, tchèque, allemand, anglais et hongrois. Comme nous l’ont dit ceux qui l’ont déjà utilisé, de tels matériaux sont utiles. Pendant tout ce temps, pendant lequel nous avons eu une guerre à grande échelle, nous avons été confrontés à certains cas graves des préjugés contre les Rroms en Ukraine. Par exemple, en mars 2022, il y a le cas où des filles rroms ont été publiquement persécutées pour un vol présumé. Cela a été fait par des personnes représentant une organisation avec un lourd passé de persécution de personnes précisément sur une base ethnique, à savoir des Rroms, ce qui est vraiment problématique. Les médias de propagande russes ont immédiatement repris ces informations et les ont utilisées dans un contexte très déformé – comme si les Ukrainiens se moquaient des russophones : regardez, les nazis ukrainiens se sont moqués des Rroms, qui n’ont touché personne. Nos forces de l’ordre réagissent dans de tels cas mais cet exemple est illustratif : pendant cette période, nous avons commencé à communiquer davantage et à échanger des informations sur les différents incidents qui se produisent. Notre objectif est de fournir des informations objectives sur ces incidents pour qu’ils deviennent publics. Il est très difficile de garder le contact avec les victimes et les témoins, car les gens ne croient pas qu’en parlant de tels cas, on puisse changer quelque chose.
Combattants
De nombreux Rroms combattent désormais dans les forces armées ukrainiennes et dans d’autres formations militaires. Pour être honnête, nous-mêmes ne nous attendions même pas à ce qu’il y ait beaucoup de volontaires qui partiraient pour défendre le pays. La situation dans laquelle se trouvent les familles des personnes qui défendent le pays est également très importante. Ces deux problématiques sont liées : on essaie d’accompagner les épouses de militaires avec des colis alimentaires ou via un réseau de médiateurs rroms. Il s’agit également d’une assistance pour l’obtention de documents personnels, de consultations, etc., et en menant un travail bien coordonné avec les centres d’assistance gratuite, qui apportent également une assistance juridique aux familles déplacées.
Les Rroms dans les forces armées ukrainiennes sont aujourd’hui l’occasion pour nous de montrer notre solidarité avec l’ensemble de la société et de montrer qui sont les vrais patriotes. Depuis le début de la guerre en 2014 et jusqu’au 24 février de cette année, le concept de « patriotisme » a été maintes fois discuté. Malheureusement, au cours de ces dernières huit années, certains groupes de la société ont, dans une certaine mesure, monopolisé le récit du patriotisme. Aujourd’hui, nous voyons des Rroms, des Arméniens, des Tatars de Crimée, des Juifs et d’autres nationalités défendre notre pays. Cela montre vraiment le contexte réel de la guerre. C’est une résistance, une volonté de se protéger. Et les Rroms, comme toutes les personnes actives et bien- veillantes de notre pays, contribuent à la préservation de notre intégrité