Isabelle Mandraud
Exilée depuis le mois de mars, Daria Serenko anime un mouvement de résistance très engagé et opposé, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, au régime de Vladimir Poutine.
Le mouvement est né dans la clandestinité, le 25 février, au lendemain de l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, mais comme le précise aussitôt sa cofondatrice, Daria Serenko, « nous ne partions pas de zéro ». Résistance féministe antiguerre (Feministskoïe antivoïennoïe soprotivlenié, FAS) réunit 45 organisations qui existaient déjà dans différents secteurs, auxquelles s’ajoutent des dizaines de militantes anonymes dans soixante villes en Russie, sans compter celles qui ont dû s’exiler. Un réseau de plus en plus déterminé à agir et à se faire entendre.
Cheveux courts asymétriques, regard direct, Daria Serenko, de passage à Paris début octobre, est catégorique : la violence en Ukraine alimente les violences domestiques, et vice versa. « La guerre et les droits des femmes sont étroitement liés,explique-t-elle, car d’un côté, les hommes, qui vont revenir avec leurs traumatismes, constituent un véritable danger pour elles. De l’autre, ceux qui commettent les pires crimes [sur le champ de bataille] sont souvent les mêmes qui se montrent les plus brutaux chez eux. » La militante de 29 ans, l’une des rares figures publiques du mouvement, n’oublie pas de citer la première des violences, celle du pouvoir. « Vladimir Poutine est la représentation la plus stupide de la masculinité russe, dit-elle. Il sert, hélas, de modèle à une partie des hommes russes, mais il ne nous représente pas. On en rigole, même si c’est difficile de se marrer dans une dictature. »
Poétesse, enseignante de littérature « virée de partout », la jeune femme est partie de Russie pour se réfugier en Géorgie deux semaines après la création de FAS et un dernier séjour en prison, du 7 au 23 février, juste avant le début de la guerre. Poursuivie pour « extrémisme » – la présence du logo de la Fondation de lutte contre la corruption de l’opposant Alexeï Navalny sur son compte Instagram a suffi –, elle est alors interpellée en même temps que son amie Maria Alekhina, membre du groupe punk féministe Pussy Riot. Placée en résidence surveillée, cette dernière parviendra à s’enfuir en avril, déguisée en livreuse de repas.
« Le temps de la résistance pacifique est révolu »
En Russie, le mouvement féministe n’a cessé de grossir à mesure que la répression sur la société s’est accrue, notamment depuis la loi dépénalisant les violences domestiques adoptée en 2017, avec le soutien appuyé de l’Eglise orthodoxe. Mais c’est bien la guerre qui a fédéré son action. Sibérienne de naissance, installée à Moscou, Daria Serenko, également militante LGBT, s’est elle-même engagée en 2014, après la première agression de la Russie contre l’Ukraine, l’annexion de la Crimée et le début des combats armés dans le Donbass. « La guerre est un recul, un creuset du conservatisme,souligne-t-elle. Pendant la seconde guerre mondiale, les femmes ont pris la place des hommes à l’arrière, avant d’être de nouveau exclues des postes importants. Et hop ! On les a ensuite envoyées sur le front reproductif. »
Le 7 octobre, à Paris, la militante, invitée à témoigner lors d’un forum organisé par l’association Russie-Libertés, exposait sans détour sa vision des choses aujourd’hui : « Le temps de la résistance pacifique est révolu. J’ai toujours été pour les manifestations pacifiques, mais maintenant je ne le suis plus. » De fait, les activistes de FAS, liées entre elles par un canal Telegram alimenté en permanence qui ne cesse de « biper », sont passées à l’offensive avec leurs maigres moyens.
En Russie, elles distribuent Genska Pravda (« La vérité des femmes »), un journal clandestin tiré sur des imprimantes personnelles et distribué sous le manteau à l’instar des samizdats de la dissidence, à l’époque de l’URSS, afin de « briser le blocus de l’information ». Elles organisent, à leur propre péril, des opérations commandos comme celle qui a consisté à installer, de nuit, 2 000 mémoriaux en Russie en hommage aux morts de Marioupol, la cité martyre ukrainienne : des croix, parfois même avec des noms, plantées dans des cours « de la même façon que les Ukrainiens obligés d’enterrer leurs proches au pied de leurs immeubles ». Elles participent, aussi, aux actions de sabotage des « partisans » russes contre des sites stratégiques.
Plus de 200 militantes font aujourd’hui l’objet de poursuites. Le 21 octobre, un tribunal de Saint-Pétersbourg a condamné Alissa Droujina à cinq jours de prison pour avoir déployé dans la ville une banderole « Le cercueil de zinc sur roues est déjà dans votre rue ». Selon l’accusation, la jeune femme fait partie de Résistance féministe antiguerre et sa banderole devait figurer sur le groupe Telegram pour être reprise par d’autres. Ce canal – qui compte 42 000 abonnés – regorge de dessins, autocollants et slogans prêts à être diffusés. L’un d’eux montre Vladimir Poutine plongé dans une baignoire de sang remplie par le ministre de la défense, Sergueï Choïgou.
La mobilisation « partielle » a décuplé la détermination
La plupart des féministes interpellées ont été condamnées à des peines administratives, mais plusieurs sont toujours en détention. C’est le cas, notamment, d’Alexandra Skotchilenko. Incarcérée depuis son arrestation le 31 mars, cette musicienne de 32 ans, accusée de faire partie d’un « groupe féministe radical », encourt dix ans de prison, selon la loi adoptée au début de la guerre sur les « fake news », pour avoir échangé les étiquettes de prix par des slogans antiguerre dans un supermarché. « En remplaçant quelque chose de très banal par quelque chose de différent, d’inhabituel, nous montrons qu’il n’y a pas un seul endroit dans notre pays qui ne soit pas touché par la guerre, et nous ne laissons pas les gens se contenter de fermer les yeux sur ce qui se passe », prône le canal FAS. « Nous documentons la guerre avec des citations d’Ukrainiennes », précise Daria Serenko.
La mobilisation « partielle », décrétée fin septembre par Vladimir Poutine, a décuplé la détermination des féministes. Les volontaires, qui viennent déjà en aide aux Ukrainiens déportés cherchant à quitter la Russie, tout comme aux opposants faisant face à des menaces de poursuite, se sont également mobilisées pour les hommes menacés d’être enrôlés. « Au Daghestan, les femmes sont sorties pour protester contre la mobilisation, mais aussi en Tchétchénie où, pour la première fois depuis longtemps, cent vingt ont osé manifester. [Ramzan] Kadyrov [le dirigeant tchétchène] a amené leurs maris en leur disant : “Soit vous les frappez, soit on s’en charge” », rapporte Daria Serenko.
« On s’occupe aussi des homosexuels et des trans qui n’ont pas eu le temps de changer leurs papiers et sont mobilisés », ajoute-t-elle – quoique souvent attaqué, le changement de genre à l’état civil est encore possible en Russie. Depuis leurs pays d’asile, les militantes regroupées en association à l’étranger agissent en relais, « même si ça devient de plus en plus difficile avec la fermeture des frontières ». Plusieurs d’entre elles, juristes ou psychologues de formation, offrent leurs services en ligne sous couvert d’anonymat de part et d’autre. L’instauration de la loi martiale dans les régions frontalières, le 19 octobre, ajoute à l’inquiétude. Et ce n’est pas une question de génération. « Récemment, une babouchka [grand-mère] a jeté un cocktail Molotov dans une filiale de la Sberbank de Moscou en criant “non à la guerre” ! », s’esclaffe Daria Serenko.
Cette dernière relève un tout autre phénomène susceptible de grossir le nombre de femmes mobilisées aux côtés de FAS. « Beaucoup de “cargaisons 200” arrivent », lance-t-elle, en reprenant ainsi l’expression codée, bien connue en Russie depuis la guerre soviétique contre l’Afghanistan, qui désigne les morts évacués d’un champ de bataille. Pour la responsable féministe, « la guerre entre dans les maisons », et ce n’est pas un hasard, dit-elle, si les réactions les plus vives parviennent des territoires comme le Daghestan d’où sont parties une part des troupes envoyées au front et qui paient un lourd tribut en matière de pertes : « Beaucoup de femmes comprennent aussi qu’il y a de la discrimination. Le mouvement antiguerre, poursuit Daria Serenko, enthousiaste, va jouer un rôle important car l’Etat essaie de faire taire les familles endeuillées, or, déjà, femmes, partisans et minorités forment un collectif qui croît rapidement. »
La militante reste pourtant lucide : « Nous avons étudié plusieurs guerres, comme en Yougoslavie, au Vietnam ou en Afghanistan, et, en moyenne, les campagnes antiguerre ne s’imposent pas avant trois ans… Ce fut le cas avec le comité de mères de soldats pour la Tchétchénie. » Née en 1989 contre les traitements des conscrits dans l’armée russe, cette organisation des droits de l’homme avait en effet fini par essaimer avec plus de 200 comités actifs dans toute la Russie en 1997, trois ans après le début de la première guerre russo-tchétchène (1994-1999). En Ukraine, le président, Volodymyr Zelensky, qui ne cesse d’interpeller les mères et les épouses de soldats russes, fait souvent appel à cette mémoire.