Russie « Les femmes en colère peuvent tout faire » ou comment les féministes agissent contre la guerre

Author

Emilia Grigoryan Andreï Serafimov

Date
October 5, 2022

Depuis le début de la guerre, de nombreuses initiatives populaires contre la guerre ont vu le jour en Russie. L’une des plus importantes d’entre elles est la Résistance féministe contre la guerre (FAS), une organisation semi-clandestine qui s’oppose systématiquement à la guerre depuis le début de l’invasion de l’Ukraine (1). « Le féminisme, en tant que force politique, ne peut être du côté d’une guerre d’agression et d’une occupation militaire », déclare le manifeste de la FAS, son document fondateur.

Certaines membres de la FAS font des déclarations publiques au nom de l’organisation, mais dans la résistance féministe il n’y a pas de « direction suprême » centralisé : toute la structure est basée sur des connexions horizontales, les militantes des différentes régions ayant une liberté d’action totale et menant des actions comme elles l’entendent.

Les « Piquets silencieux » et les « Femmes en noir » se sont fait particulièrement remarquer parmi les manifestations pacifiques nationales organisées par la FAS. Les « Femmes en noir » reprennent la tradition du mouvement anti-guerre israélien, née pendant le conflit israélo-palestinien en 1988 : en réponse aux actions israéliennes dans les territoires occupés, des femmes israéliennes vêtues de noir ont commencé à descendre dans les rues de Jérusalem chaque vendredi.

La résistance tente de s’adresser à des groupes différents : par exemple, les militantes produisent un journal intitulé Genska Pravda (La vérité des femmes), destiné à la génération plus âgée (2). Ce journal est réalisé dans l’esprit des publications habituelles « pour le foyer » mais, en plus des mots croisés et des recettes, il propose des informations provenant de sources et de médias indépendants.

Andreï Serafimov s’est entretenu avec Emilia Grigoryan, militante de la FAS, sur la stratégie publique de l’organisation et ses méthodes d’organisation de la protestation.

Andreï Serafimov : La FAS essaie de maintenir l’anonymat de ses militantes mais certaines d’entre elles, bien connues, appellent à des protestations contre la guerre en Ukraine. Existe-t-il une forme d’« appel sécurisé » ?

Emilia Grigoryan : Je pense qu’il n’existe pas de messages publics sans risque pour les activistes. Mais je peux expliquer pourquoi notre mouvement n’est pas complètement anonyme. Lorsqu’un mouvement n’a pas de visage, il est moins digne de confiance. Et lorsque vous connaissez une militante qui y travaille ou qui est d’une manière ou d’une autre active dans ses rangs, en qui vous avez déjà confiance, dont vous connaissez le parcours, cela renforce la confiance. Il est plus facile d’attirer les gens et les contacts sont plus chaleureux que lorsqu’il s’agit d’un mouvement impersonnel. Nous avons des militantes qui ont quitté la Russie et qui peuvent désormais se permettre de parler ouvertement.

Andreï Serafimov : Parle-nous de celles à qui vous vous adressez en priorité et qu’est-ce qui a changé ? 

Emilia Grigoryan : Le cœur de notre public est constitué de féministes et de militantes, qui étaient déjà engagées. Mais comme nous nous positionnons comme un mouvement dont l’objectif principal est de faire participer les gens à la politique et à la lutte en général, dans toutes les régions de Russie, nous nous adressons à des publics différents. Nous ne visons donc pas seulement les militantes. Afin d’attirer d’autres personnes, nous publions, par exemple, le journal Genska Pravda, qui s’adresse aux femmes moins jeunes, qui ne sont pas particulièrement intéressées par les questions sociales ou politiques.

Andreï Serafimov : En caricaturant pour simplifier : il s’agirait de ménagères à la recherche de recettes ?

Emilia Grigoryan : C’est une grande simplification, mais en général, oui.

Nous ne pouvons pas communiquer avec l’ensemble de notre public par le même canal. Par exemple, le journal n’est pas affilié à notre principale chaîne Telegram. Il s’agit d’un produit média distinct. Parce que ce segment du public doit être abordé par le biais d’outils auxquels il est habitué.

Andreï Serafimov : À quoi ressemble le contenu de ce journal ?

Emilia Grigoryan : Tout d’abord, nous utilisons un langage plus proche et plus compréhensible par les lectrices de ce journal. Par exemple, il n’y a pas là d’écriture inclusive. Nous ne surchargeons pas les textes avec des termes de gauche ou semblables, nous les rendons aussi accessibles que possible. Deuxièmement, nous nous efforçons d’intégrer dans le journal des publications de médias indépendants, que nous considérons comme importantes : nous pouvons, par exemple, publier un extrait d’un texte et indiquer où vous pouvez lire la suite. En même temps, on y trouve tout ce qui est disponible dans les magazines et les journaux vendus dans les kiosques à journaux. Vous pouvez même trouver des anecdotes accompagnées de recettes. Cela inspire la confiance.

En outre, nous avons prévu de lancer des émissions sur YouTube. Pour l’instant, je pense qu’il y aura deux programmes. L’un sera une émission analytique anti-guerre et l’autre sera destiné à un public qui garde le silence sur la guerre.

Andreï Serafimov : La position de la FAS a-t-elle changé au cours de la guerre en Ukraine ? Par exemple, les idées que vous avez présentées dans votre manifeste, les avez-vous révisées de quelque manière que ce soit ?

Emilia Grigoryan : Je dois dire que six mois après le début de la guerre, nous avons mis à jour le manifeste. Parce qu’un document apparu à la hâte le deuxième jour d’une aggression ne peut pas être pertinent tout le temps. Il a donc été complété et réécrit par tous nos groupes.

Andreï Serafimov : Quels sont les points particuliers qui ont été modifiés ?

Emilia Grigoryan : Nous avons dû clarifier notre position sur certaines questions spécifiques. Par exemple, il y a eu confusion avec une organisation européenne dont le nom était très similaire au nôtre. Cette organisation prône le désarmement de l’Ukraine. Nous n’étions pas d’accord, mais ils ont signé leur déclaration publique d’une manière qui donnait l’impression que c’était au nom de la FAS. Nous avons donc dû clarifier qu’en ce qui nous concerne, nous sommes pour l’armement de l’Ukraine.

Andreï Serafimov : Que font les groupes de la FAS ? Comment sont-ils organisés et à quoi vous attendez-vous lorsque vous faites campagne pour créer des  groupes dans différents pays ?

Emilia Grigoryan : Les groupes de la FAS sont organisés par de militantes dans différentes villes et pays. Ils sont plus ou moins connectés les uns aux autres. Chacun d’entre eux se réserve le droit de mener les actions et les protestations qu’il juge appropriées. Il n’est pas nécessaire d’obtenir un agrément pour créer un nouveau groupe. On considère que si vous partagez notre objectif et nos valeurs et que vous avez suffisamment de crédibilité, vous pouvez vous associer à d’autres militantes et militants pour former votre propre groupe. Ce faisant, vous pouvez utiliser toute notre expertise, notre identité, etc.

Je dirais que l’objectif principal des groupes dans d’autres pays est d’attirer l’attention de la communauté mondiale sur la guerre. Nous pensions que le monde entier avait compris qu’il y avait une guerre en cours et qu’il en parlait. Il s’est avéré que nous vivons dans une bulle. Tant de gens n’ont pas entendu parler de la guerre ou ne s’y intéressent pas. Des groupes de la FAS sont nécessaires pour la sensibilisation, pour établir des contacts avec les organisations féministes anti-guerre à l’étranger, pour créer un vaste réseau. Cela augmente notre influence.

Andreï Serafimov : Peut-on s’attendre à ce que ces groupes deviennent le cœur de la protestation dans l’avenir ?

Emilia Grigoryan : Je doute que le noyau de la protestation soit constitué de groupes à l’étranger. S’il doit y avoir un noyau, il se trouvera en Russie. Et il a déjà commencé à émerger, d’ailleurs, après le début de la mobilisation. Une protestation à l’extérieur ne peut pas affecter la situation en Russie. Mais le contraire peut se produire : la protestation à l’intérieur de la Russie commencera à dépasser ses frontières. Les Russes à l’extérieur du pays doivent se solidariser avec celles et ceux à l’intérieur.

Andreï Serafimov : Comment les coordinatrices régionales et les groupes en Russie parviennent-elles à rester anonymes – tout en maintenant des liens horizontaux ?

Emilia Grigoryan : Nous avons une personne qui s’occupe de la sécurité. Tout est très bien construit. Nous gardons un anonymat complet, même entre nous, parce que nous comprenons qu’en termes de sécurité, la situation des personnes en Russie est très différente de celle des personnes qui sont maintenant hors du pays. Nous ne connectons pas les groupes entre eux – nous serions alors responsables de leur communication. Nous savons seulement qu’ils se retrouvent, mais comment, ça je ne peux pas le dire pour des raisons de sécurité. Les militantes en Russie ont un contact direct avec nous via un bot informatique, ou via Instagram et d’autres canaux. Ainsi, nous pouvons nous consulter, leur fournir des aides concernant la sécurité.

Andreï Serafimov : Y a-t-il une spécificité régionale dans la façon dont vos militantes travaillent ?

Emilia Grigoryan : Il y a des régions qui sont plus ou moins actives, et certaines qui sont très, très apathiques – il peut y avoir des initiatives en dehors de la FAS, mais nous les soutenons pleinement. Par exemple, des choses incroyables se passent en ce moment en Bouriatie. Les mouvements partisans et de tels actes de se sont intensifiés dans certaines régions. Tout le monde a peur pour sa sécurité, mais ils ressentent le besoin de faire quelque chose. Il y a plus d’actions partisanes aujourd’hui que jamais auparavant.

Andreï Serafimov : Les régions à forte population de minorités ethniques pourraient-elles donner naissance à une protestation plus radicale contre la guerre et la mobilisation ?

Emilia Grigoryan : Je l’espère vivement. Ce qui commence par des émotions peut devenir structuré et organisé. L’élan donné par ces régions est très puissant. Les gens sont furieux. Je n’ai rien vu de mieux que la façon dont les femmes du Daghestan, de la Yakoutie et même de la Tchétchénie ont résisté au cours des six derniers mois. Je n’aurais jamais pu imaginer que des femmes sortiraient dans les rues en Tchétchénie. N’importe où ailleurs, mais là, je ne pouvais pas l’imaginer. Compte tenu du caractère extrêmement répressif du régime sous lequel vivent ces femmes, c’est un pas en avant incroyable.

Andreï Serafimov : Quelles en sont les raisons ? Pourquoi cela se produit-il dans les régions où vivent des populations originaires ?

Emilia Grigoryan : Je pense que les femmes en colère peuvent tout faire. La mobilisation ressemble désormais à un nettoyage ethnique. Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas mon invention. Il y a des villages et des hameaux qui ont été complètement vidés. Il n’y reste plus un seul homme. Les gens dans ces régions voient tout cela parfaitement bien, ils comprennent qu’ils sont devenus une ressource pour Moscou. Et maintenant Moscou commence à pomper les gens hors de là. Dans la partie européenne de la Russie, Moscou créera l’illusion d’une vie normale jusqu’au bout, mais cela ne pourra pas durer longtemps.

Andreï Serafimov : Comment la FAS réagit-elle à la vague de protestations des femmes qui a débuté au Daghestan ?

Emilia Grigoryan : Nous leur apportons tout notre soutien : sur le plan médiatique et nous restons en contact avec elles. Il n’y a pas encore eu de demande de soutien juridique de leur part, mais nous sommes ouvertes et pleinement préparés. Dès qu’une aide sera nécessaire, nous partagerons toutes nos expériences.

Andreï Serafimov : Est-il possible d’appeler à une protestation radicale tout en étant à l’étranger ? Et est-il même utile de le faire ?

Emilia Grigoryan : Il s’agit d’une question d’éthique très délicate, que je me pose tous les jours. Comme si, pour celles et ceux qui vivent à l’étranger, le seul outil pour radicaliser la protestation était d’appeler les gens à descendre dans la rue. Mais a-t-on le droit de le faire ? C’est complexe. J’ai ma propre opinion, d’autres en ont une différente. Il existe d’autres ressources : soutien juridique, information, soutien financier et physique de personnes partageant les mêmes opinions. Alors, sortez dans la rue, promenez-vous et apprenez à vous connaître.