Liz Sly LabourStart
Lorsque les troupes russes ont franchi la frontière biélorusse pour pénétrer en Ukraine en vue de ce qu’elles pensaient être un assaut éclair sur Kiev, elles avaient l’intention de s’appuyer sur le vaste réseau ferroviaire de la région pour s’approvisionner et se renforcer.
Les Russes n’avaient pas pris en compte les saboteurs de chemins de fer de la Biélorussie. Dès les premiers jours de l’invasion, en février, un réseau clandestin de cheminots, de pirates informatiques et de forces de sécurité dissidentes s’est mis en action pour désactiver ou perturber les liaisons ferroviaires reliant la Russie à l’Ukraine par le biais de la Biélorussie, causant ainsi la pagaille sur les lignes d’approvisionnement russes.
Ces attaques n’ont guère attiré l’attention en dehors de la Biélorussie, compte tenu du caractère dramatique de l’invasion russe et des révélations terribles [Boutcha, etc.] suite à l’humiliante retraite de la Russie. Selon les analystes, la résistance acharnée des Ukrainiens et les erreurs tactiques d’une force russe mal préparée ont probablement suffi à contrecarrer les plans de la Russie.
Mais les saboteurs des chemins de fer biélorusses peuvent au moins revendiquer un rôle dans le chaos logistique qui a rapidement submergé les Russes, laissant les troupes bloquées sur les lignes de front sans nourriture, carburant et munitions, quelques jours après l’invasion.
Alexander Kamyshin, directeur des chemins de fer ukrainiens, a exprimé la gratitude de l’Ukraine envers les saboteurs biélorusses. «Ce sont des gens courageux et honnêtes qui nous ont aidés», a-t-il déclaré.
Les attaques, simples mais efficaces, visaient les armoires à relais (nécessaires à la signalisation ferroviaire), essentielles au fonctionnement des chemins de fer, selon les membres du réseau d’activistes. Pendant plusieurs jours, la circulation des trains a été paralysée, obligeant les Russes à tenter de réapprovisionner leurs troupes par la route et contribuant à l’embouteillage qui a bloqué le fameux convoi militaire long de 60 km au nord de Kiev.
Il est difficile de dire quelle part du chaos peut être attribuée au sabotage et quelle part à une mauvaise planification logistique de la part des Russes, d’autant plus qu’il n’existe aucun média indépendant pour rendre compte de la situation en Biélorussie, a déclaré Emily Ferris, chargée de recherche au Royal United Services Institute de Londres. Mais sans signalisation automatisée, les trains ont été contraints de ralentir au maximum et le nombre de trains circulant sur les voies, à un moment donné, aurait été sévèrement limité, a-t-elle ajouté.
Selon Emily Ferris: «Etant donné que les Russes dépendent des trains, je suis sûre que cela a contribué à certains des problèmes qu’ils ont rencontrés dans le nord. Cela aurait ralenti leur capacité à se déplacer. Ils n’ont pas pu pénétrer plus avant dans le territoire ukrainien et leurs lignes d’approvisionnement ont été interrompues parce qu’ils devaient compter sur les camions.»
Ces initiatives ont également permis aux troupes ukrainiennes de gagner du temps pour formuler une réponse efficace à l’invasion russe, a déclaré Yury Ravavoi, un activiste et syndicaliste biélorusse qui s’est échappé en Pologne sous la menace d’une arrestation lors des manifestations antigouvernementales qui ont secoué la Biélorussie en 2020. «Je ne peux pas dire que nous étions le facteur le plus important, mais nous étions une brique importante dans le mur», a-t-il déclaré.
Les saboteurs se sont inspirés d’un épisode antérieur de l’histoire de la Biélorussie, pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque des Biélorusses opposés à l’occupation nazie ont fait sauter des lignes de chemin de fer et des gares pour perturber les lignes d’approvisionnement allemandes. La guerre du rail, comme on l’appelle, est vénérée comme un moment de triomphe pour la Biélorussie. Elle est enseignée dans les écoles comme la plus réussie des tactiques déployées par les résistants qui ont facilité la tâche des troupes soviétiques pour chasser les Allemands.
Huit décennies plus tard, c’est la présence de la Russie en Biélorussie qui a suscité la contestation. Le déploiement de dizaines de milliers de soldats russes en Biélorussie en vue de l’invasion de l’Ukraine a déclenché une vaste opposition nationale et a ravivé les réseaux d’opposition formés lors des manifestations de 2020 contre le président biélorusse Alexandre Loukachenko, a déclaré Hanna Liubakova, une journaliste biélorusse vivant en exil en Lituanie.
Cette deuxième guerre du rail a pris une forme moins dangereuse que la précédente. Les partisans tenaient à ne pas faire de victimes, dit Yury Ravavoi. Ils ont donc concentré leurs attaques sur l’endommagement des équipements pour empêcher les chemins de fer de fonctionner. «Nous ne voulions pas tuer de conducteurs de train de l’armée russe ou de Biélorussie. Nous avons utilisé un moyen pacifique pour les arrêter», a-t-il déclaré.
Lui et d’autres Biélorusses impliqués dans l’organisation des actions refusent de révéler des détails précis sur la façon dont elles ont été menées et par qui, invoquant la nécessité du secret et des préoccupations pour la sécurité des «partisans des chemins de fer», comme les saboteurs sont vaguement appelés.
Trois groupes principaux ont été impliqués, représentant des cheminots, des transfuges des forces de sécurité et des cyberspécialistes, a déclaré le lieutenant-colonel Alexander Azarov, un ancien responsable de la sécurité vivant à Varsovie qui dirige le groupe des forces de sécurité appelé Bypol.
Des employés des chemins de fer sympathisants des partisans ont divulgué des détails sur les mouvements russes et l’emplacement des principales infrastructures ferroviaires à un groupe appelé la Communauté des cheminots, qui les partage sur les canaux de Telegram. Les partisans sur le terrain s’associent pour mener les actions, mais il n’y a pas de chaîne de commandement officielle, a déclaré Alexander Azarov. «Notre mouvement n’est pas centralisé», a-t-il déclaré. «Ce n’est pas comme s’il y avait un chef de la résistance. C’est horizontal, avec des dizaines de groupes qui travaillent sur le terrain.»
Le troisième groupe, les Cyber Partisans, est formé de professionnels de l’informatique biélorusses exilés qui ont mené plusieurs cyberattaques contre le gouvernement biélorusse depuis leur adhésion à la mobilisation de 2020.
Les Cyber Partisans ont lancé la première attaque, en piratant le réseau informatique du chemin de fer dans les jours précédant l’invasion et en interrompant le trafic ferroviaire avant même que les troupes russes aient franchi la frontière. L’infiltration des ordinateurs du réseau ferroviaire a été relativement facile, a déclaré Yuliana Shemetovets, porte-parole du groupe basé à New York, car la compagnie ferroviaire utilise toujours Windows XP, une version obsolète du logiciel qui contient de nombreuses vulnérabilités.
A partir du 26 février, deux jours après le début de l’invasion, une succession de cinq attaques de sabotage contre des armoires de signalisation a entraîné l’arrêt presque complet du trafic ferroviaire, a déclaré Sergey Voitekhovich, un ancien employé des chemins de fer aujourd’hui résidant en Pologne, qui est un dirigeant de la Communauté des cheminots.
Le 28 février, des photos satellites ont commencé à apparaître d’un convoi de quelque 60 km de camions et de chars russes se dirigeant manifestement de la Biélorussie vers Kiev. En l’espace d’une semaine, le convoi s’est complètement immobilisé, les véhicules étant à court de carburant ou tombant en panne.
Les autorités biélorusses ont depuis lors déployé des efforts intenses pour prévenir les attaques et traquer les saboteurs. Le ministère de l’Intérieur a décrété que les dommages causés à des infrastructures ferroviaires relevaient d’acte de terrorisme, un crime passible de 20 ans de prison.
Selon les militants, des dizaines de cheminots ont été arrêtés au hasard et leurs téléphones ont été fouillés pour trouver des preuves qu’ils étaient en contact avec les partisans. Au moins 11 Biélorusses sont en détention, accusés d’avoir participé aux actions, selon des groupes de défense des droits de l’homme.
Début avril, la police de sécurité a capturé trois saboteurs présumés près de la ville de Bobruisk et leur a tiré dans les genoux. La télévision d’Etat a diffusé des images des hommes en sang, les genoux bandés. Elle a affirmé qu’ils avaient été visés alors qu’ils résistaient à leur arrestation.
Selon Alexander Azarov, ces fusillades ont eu un effet dissuasif sur le réseau des saboteurs. Les troupes biélorusses patrouillent et des drones ont été déployés pour surveiller les lignes ferroviaires. «Il est devenu trop dangereux de continuer les sabotages», a-t-il déclaré.
Mais au moment de la fusillade, le retrait de la Russie de la région de Kiev battait son plein et le Kremlin avait annoncé qu’il allait recentrer ses efforts militaires sur la prise de l’est de l’Ukraine. Selon le Pentagone, la majorité des troupes russes qui sont entrées en Ukraine à partir de la Biélorussie sont en train d’être redéployées vers l’est.
«Nous pensons que le fait que les Russes aient renoncé à prendre Kiev est le résultat de notre travail, car les Russes ne se sentaient pas aussi en sécurité en Biélorussie qu’ils l’avaient prévu», a déclaré Franak Viacorka, porte-parole de la chef de l’opposition biélorusse Svetlana Tikhanovskaïa. «Des milliers de soldats russes n’ont pas reçu de nourriture, ils n’ont pas reçu de carburant, et ils n’ont pas reçu d’équipement à temps.»
Aujourd’hui, une nouvelle phase de la guerre ferroviaire pourrait être en cours. Ces derniers jours, les militants des chemins de fer ont publié sur Telegram des photos de dommages causés aux armoires de signalisation le long des lignes ferroviaires russes utilisées pour le transport des troupes dans l’est de l’Ukraine. Les attaques ne peuvent pas être confirmées de manière indépendante, mais Sergey Voitekhovich a affirmé que des membres de son réseau ferroviaire étaient impliqués. «Il y a des frontières ouvertes entre la Biélorussie et la Russie», a-t-il déclaré.
Biélorussie. «La plus grande attaque anti-syndicale du siècle en Europe»
Par LabourStart
Le 19 avril a marqué une journée noire dans l’histoire du mouvement syndical indépendant en Biélorussie. Le Service de sécurité de l’Etat (KGB) a arrêté plus d’une douzaine de militants syndicaux, dont presque tous sont des dirigeants. Parmi eux se trouvaient le président du Congrès des syndicats démocratiques (BKDP) Alexandr Yarashuk, le vice-président Siarhei Antusevich et le chef du Syndicat libre biélorusse Mikalaj Sharakh. L’un d’eux, le dirigeant du Syndicat libre des travailleurs de la métallurgie (SPM) Aliaksandr Bukhvostau, a subi un incident cardiaque et dû être transporté à l’hôpital.
Pendant des décennies, le mouvement syndical indépendant en Biélorussie a pris une position ferme contre le régime dictatorial d’Alexandre Loukachenko. Malgré une sévère répression politique, le BKDP a ouvertement condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie et exigé le retrait des troupes russes du territoire de la Biélorussie.
Les syndicats internationaux, l’Organisation Internationale du Travail (OIT), Amnesty International et d’autres organisations ont déjà condamné les arrestations et appelé à l’arrêt de la répression contre les syndicats biélorusses. (Appel publié le 24 avril par LabourStart, Eric Lee)
Veuillez nous rejoindre en cliquant ce lien pour envoyer un message de protestation au gouvernement biélorusse exigeant la libération immédiate des dirigeants syndicaux emprisonnés:
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